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7 avr. 2020
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Ali Rakib (Forweavers) : "Mon but est la sauvegarde des patrimoines immatériels"

Publié le
7 avr. 2020

Avec sa société Forweavers, qui fournit et édite des matières premières et textiles rares et s’attache à protéger les patrimoines immatériels, Ali Rakib est devenu une figure incontournable dans le monde du luxe et de la décoration. Enseignant, formateur et consultant, il est sollicité aussi bien comme sourceur, que fournisseur de tissus, mais aussi sur les questions d’appropriation culturelle et de développement responsable. L’homme, qui vient d’être choisi par la Maison Mode Méditerranée (MMM) pour gérer la dotation de son prix OpenMyMed, raconte à FashionNetwork.com l’évolution de ces nouvelles thématiques et leur enjeu pour l’industrie du luxe (Entretien réalisé avant les périodes de confinement).


Ali Rakib - ph Nathalie Malric


FashionNetwork.com : Spécialisé en anthropologie et ethnologie, passé par le secteur de l’insertion, quelle est votre mission aujourd’hui ?
 
Ali Rakib :
Ma spécialité, c’est l’édition textile. Je me suis lancé dans ce projet il y a huit ans. J’ai débuté par un long voyage à travers le monde en sac-à-dos, durant deux ans, à la recherche de tissus rares et de toutes ces techniques de tissage et fabrication en voie de disparition. Puis, à mon retour, j’ai créé une association, transformée en 2017 en une entreprise, Forwearvers, qui signifie pour les tisserands. Au-delà du sourcing en tissus et matières issues de savoir-faire ancestraux, mon but est la sauvegarde des patrimoines immatériels. Bien qu’immatériels, ces patrimoines sont aussi lourds de sens que la cathédrale de Notre-Dame de Paris ou la Grande Muraille en Chine.

FNW : De quelle manière agissez-vous ?

AR :
Je mets en place des programmes et des partenariats pour créer de l’emploi sur place à travers des activités textiles au sein des villages, pour que soient préservés les liens intergénérationnels et les savoir-faire. L’idée, c’est avant tout de garantir un emploi, surtout aux femmes, afin de leur assurer une certaine indépendance financière. Avec le textile, l’avantage, c’est qu’il ne requiert pas beaucoup de ressources. On peut implanter facilement une activité dans un village, une maison, avec des matières premières autochtones.
 
FNW : Depuis le début, vous travaillez avec les grandes griffes du luxe, de Chanel à LVMH, Dior et Loewe. Que leur apportez-vous ?

AR :
En huit ans, j’ai sourcé des matières et des tissus fabriqués selon des techniques vernaculaires dans 35 pays, tous de manière équitable en termes de conditions de travail des artisans et de respect de l’environnement. Je sélectionne et fais produire ces matières rares et exceptionnelles en petite quantité pour les créateurs et les grandes maisons, mais aussi pour la décoration d’intérieur. J’œuvre à mettre en place aussi des programmes de collaborations. Les besoins sont très différents, selon les labels. Cela peut aller de la réalisation d’une collection à édition limitée, comme ces écharpes en laine de chameau de Mongolie réalisées au Népal pour Bonne Gueule, à une demande insolite de la part d’une cliente VIP d’une grande maison, ou à des projets plus complexes.
 
FNW : Concrètement, comment intervenez-vous ?

AR :
Je mets à disposition de mes clients ces matières en fonction de leurs besoins, cela va des soies rares, aux laines du Népal, aux cachemires de Mongolie et à la vigogne du Pérou, en passant par les fibres issues des végétaux, tel que le lotus, le bananier, le chanvre, la jute. Soit je fais des stocks, car les capacités de production sont très limitées, comme pour ce coton sauvage fabriqué dans un village en forêt amazonienne au Pérou, situé à onze jours de pirogue du dernier village doté d’électricité. Soit je fais fabriquer ces tissus à travers des coopératives et des ateliers indépendants un peu partout dans le monde.
 
FNW : Vous avez des demandes très spécifiques ?

AR :
En tant que sourceur, on me demande de trouver parfois ce fameux tissu légendaire… Dans ce cas, j’effectue un travail d’historien pour connaître l’histoire du tissu, d’où il vient. Puis, une fois sur place, je mène l’enquête pour comprendre s’il est encore fabriqué, s’il reste des artisans capables de le faire. Bref, je fournis une adresse et une solution. Je suis le fournisseur officiel aussi de la matériauthèque de LVMH, offrant une pré-sélection de matériaux nobles, exceptionnels et respectueux du développement durable à destination de leurs directeurs artistiques. Je fais également des enquêtes anthropologiques pour trouver des ingrédients pour les parfums, dans le respect du protocole de Nagoya, qui régit l'accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation.
 
FNW : Enseignant et formateur, vous avez été nommé par la Maison Mode Méditerranée (MMM) pour gérer la dotation de son prix OpenMyMed cette année. Comment allez-vous procéder ?

AR :
J’enseigne et organise des cycles de cours à Sciences Po, Casa 93, l’IFM ou encore la Saint Martins School. Pour ce qui est du concours OpenMyMed, j’ai participé à la sélection des treize lauréats, que je vais accompagner, en particulier au cours d’une formation de cinq jours, où je vais faire intervenir à mes côtés Cécile Poignant, spécialisée dans les prévisions et anticipations des tendances, et Ramata Diallo, consultante en stratégie marketing. L’idée, c’est de faire un état des lieux de chacune de ces jeunes marques et de leur apporter méthodes, conseils et réseaux.
 
FNW : Votre activité s’est aussi élargie au conseil…

ER :  
Mon travail de sauvegarde du patrimoine immatériel m’a amené à me spécialiser dans toutes les thématiques, qui touchent au développement durable, en particulier en ce qui concerne les conditions de travail, la place de la femme, l’impact sur l’environnement, etc. Je fais régulièrement des audits en termes de RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises) et suis sollicité ponctuellement sur les questions les plus diverses. Une entreprise m’a questionné par exemple récemment sur le thème : "qu’est-ce que la nature ?"



Ali Rakib, chez l'un de ses tisserands au Guatemala - ph Santiago Albert



FNW : Comment se comportent les marques sur la question du développement durable ?

AR :
Il y a trois types d’approches et d’entreprises. Celles qui vont instrumentaliser la communication green, qui devient un outil de communication comme un autre. Celles qui vont faire du développement durable car c’est obligatoire en mettant en place les normes RSE. Enfin, il y a des entreprises indépendantes, qui vont s’engager volontairement, parce qu’elles le souhaitent vraiment.
 
Au-delà des sujets RSE, depuis quatre ans, j’interviens aussi en amont sur le thème de l’appropriation culturelle. A travers ma connaissance des textiles, j’ai réalisé que leur utilisation de manière inappropriée pouvait créer de gros accidents économiques. C’est ainsi que j’ai commencé à conseiller les entreprises. On me demande souvent de définir ce que signifie tel motif, design ou logo pour prévenir d’éventuels scandales.
 
FNW : L’appropriation culturelle fait l’objet d’un grand débat, surtout auprès des créateurs et des grandes marques. La frontière entre inspiration et appropriation est ténue. Comment éviter les écueils ?

AR :
Non seulement la frontière est ténue, mais il règne une grande confusion accentuée par les biais cognitifs, tous ces conditionnements et raccourcis qui viennent altérer un raisonnement rationnel. Le Paisley, par exemple, est devenu un motif utilisé par tous via une acculturation naturelle. En revanche, si une marque utilise des bordures de manches roumaines pour y apposer son logo, il s’agit de pillage. Que dire du Wax, défini comme un tissu africain ? Les motifs de ces imprimés sont le fruit d’un long métissage de quatre siècles entre populations africaines et indonésiennes, mais le coton utilisé est chinois et l’enduit est néerlandais. Pour moi, ce n’est pas un tissu africain. C’est un exemple d’acculturation naturelle sur laquelle il y a eu une appropriation industrielle et économique de la part des entreprises néerlandaises.
 
Autre exemple, un collectif de femmes noires-américaines s’était offusqué de l’utilisation de tresses sur des mannequins blondes. Or la tradition de la natte se retrouve dans différentes populations. Mais utiliser des plumes de chef indien dans un défilé de manière théâtralisée en utilisant cette coiffe comme un déguisement alors que c’est un symbole fort de la culture native américaine, cela pose un problème.
 
FNW : Comment les marques de luxe affrontent-elles ce problème ?

AR :
Souvent les griffes s’inspirent de motifs ethniques précis sans citer leurs sources ou impliquer les artisans et savoir-faire locaux. Aujourd’hui, il y a une petite évolution. Mais elles ne vont pas forcément au bout de leur démarche. 
 
FNW : D’une manière générale, comment voyez-vous évoluer l’industrie du luxe sur ces thèmes ?

AR :
Les marques avec qui je collabore sont fantastiques. J’en prends soin et espère travailler longtemps auprès d’elles. Mais il y a encore dans beaucoup d’entreprises du secteur un côté invasif et presque dictatorial face aux petites mains. Il n’y a pas de respect pour les délais, ni pour le travail des tisserands. On veut tout, tout de suite, parfois sans même financer le développement et la recherche ! Depuis 2019, je travaille aussi avec les acteurs de la décoration d’intérieur, plus mâtures et connaisseurs des technicités textiles et culturelles.
  
FNW : Y a-t-il un tissu ou une matière qui vous fascine en particulier ?

AR :
La laine issue du bison arctique, qui se trouve au nord de la Scandinavie et en Alaska. C’est une laine exceptionnelle et très coûteuse, car ce bison n’est pas domesticable. Il y a aussi cette fibre de Vigogne, qui donne l’une des laines les plus douces, rares et chères du monde. J’ai trouvé au Pérou une communauté autochtone, qui pratique encore une tradition incas en rabattant les troupeaux de vigognes à travers une chaîne humaine pour les tondre une fois tous les trois ans.
 

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