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16 mars 2022
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Anna October (créatrice ukrainienne): "Le soutien du secteur de la mode est très important pour nous"

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16 mars 2022

Demi-finaliste du Prix LVMH 2014, la styliste ukrainienne Anna October (31 ans) a vu sa vie basculer le 24 février lors de l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine. Réfugiée à Paris, la designer, dont la marque qui porte son nom est vendue auprès d’une vingtaine de revendeurs parmi lesquels Moda Operandi et Ssense, a dû réorganiser son activité et travaille désormais en parallèle à un projet pour aider les créatifs d’Ukraine. Témoignage.


La styliste ukrainienne Anna October - Anna October


FashionNetwork.com : Comment vivez-vous depuis Paris cette guerre en Ukraine?

Anna October :
Ma situation personnelle n’est pas la question en ce moment. Je suis confrontée à cela, c'est tout. Je n'ai pas le temps pour réfléchir à la situation. Je préfère me concentrer à essayer de soutenir mes collègues et les autres marques. Être à Paris me donne la grande opportunité d’aider les autres. Je me sens donc très active. Concernant mes sentiments personnels, cela va au-delà de toute explication. C'est juste la chose la plus horrible, la plus effrayante et la plus folle qui est en train de se passer.

FNW : Quelles informations avez-vous sur la situation sur place ?

AO :
Tous les jours je fais le point avec mes proches. Les questions sont toujours les mêmes. Comment allez-vous? Avez-vous survécu à la nuit? Quelle est la situation? De quoi avez-vous besoin? C’est un fil continu 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. La guerre s’intensifie, mais tous mes amis, mon équipe et leurs familles sont dans des endroits sûrs pour le moment en Ukraine. Seule une poignée d'entre eux a quitté le pays.

FNW : Comment avez-vous vécu ces vingt derniers jours ?

AO :
J'étais à Kiev quand la guerre a commencé. Je me suis réveillée sous les bombes. J’ai décidé de quitter le pays. Au bout d’une semaine j’ai réussi à rejoindre Paris. Pour être honnête, venir d’un pays en guerre et se retrouver soudain en pleine Fashion Week avait quelque chose de surréaliste. D'un autre côté, c’est le meilleur endroit où je puisse être en ce moment, car ici je peux travailler et je peux aussi aider d’autres personnes. J’ai pu présenter ma collection pour l’automne-hiver 2022/23, en obtenant des commandes. Cela me permet de continuer à fonctionner, ce qui est très important maintenant. Une grande communauté dépend de mon travail et de cette collection.

FNW : Vous vous êtes donc installée à Paris ?

AO :
Oui, je n'ai pas de billet de retour. Je vis pour l’instant dans l’appartement d’un ami d’un ami. Ici, je peux m’appuyer sur la communauté et un réseau pour aider aussi les autres. Il ne s’agit pas que de moi, mais de mon équipe et leurs familles, ainsi que de toute la communauté créative en Ukraine que je suis prête à aider, en leur trouvant du travail, en promouvant leurs marques et en aidant à soutenir la culture créative de l'Ukraine en général. C'est mon but et ma mission ici. Je ne peux certes pas aider tout le monde, mais au moins les personnes dont je connais bien le secteur et comprends les besoins.
 
FNW : Comment avez-vous pu vous réorganiser ?

AO :
Nous avons réussi à déplacer la production à l’ouest de l’Ukraine. Mes fabricants partenaires sont parvenus à délocaliser. La plupart des personnes ne veulent pas quitter le pays et c’est une manière pour nous de soutenir leurs entreprises et l'économie du pays. Pour l’instant, mes équipes sont en sécurité. Tant que cela sera possible, nous continuerons à produire en Ukraine. Il est très important de soutenir toutes ces personnes, toutes ces équipes, toutes ces familles avec du travail et aussi de continuer à construire l'économie et à la reconstruire maintenant. Nous allons définitivement continuer à opérer en Ukraine.

FNW : Combien de personnes travaillent pour votre marque ?

AO :
Douze personnes travaillent dans mon entreprise et une cinquantaine environ sont liées à la production, il s’agit d’équipes partenaires travaillant en étroite collaboration avec nous. Je suis une marque indépendante et totalement autofinancée. J'ai commencé à faire des vêtements à l'âge de 15 ans, puis à 19 ans j'ai lancé ma marque Anna October à Kiev, et très vite j’ai commencé à vendre dans des multimarques. D'abord à Kiev, puis dans la foulée à Anvers, ensuite au Moyen-Orient. A partir de 2015, la marque s'est internationalisée et nous avons commencé à travailler avec Moda Operandi et Matchesfashion. Nous sommes commercialisés à 70% via des sites e-commerce, comme Revolve et Forward. Au total, j’ai une vingtaine de revendeurs aux États-Unis, au Canada avec Ssense, en Australie, au Moyen-Orient, en Europe.


Un modèle de la nouvelle collection automne-hiver 2022/23 - Anna October


FNW : Comment est positionnée votre marque ?

AO :
C’est une marque créateur focalisée sur les robes, vendues en boutique autour de 500 euros, tandis que les pulls et les chemisiers sont autour de 400 euros. Ma cliente est une femme à la fois sexy, très joyeuse, élégante et classique, qui cherche quelque chose de spécial. Nous employons généralement des tissus naturels, mais aussi les stocks morts. La majorité des pièces sont fabriquées à la main. Les tricots, notamment, sont réalisés à la main par une communauté de femmes en Ukraine.

FNW : Avez-vous eu de l'aide ?

AO :
Les organisateurs du Prix ​​LVMH ont annoncé leur soutien. Je peux compter sur eux. Pour l’instant, ils m'ont aidée financièrement à évacuer mon équipe de Kiev vers l’ouest du pays pour la mettre en sécurité.

FNW : Que pensez-vous des décisions prises par l’industrie du luxe en Europe?

AO :
La plupart des marques ont soutenu l’Ukraine. J'apprécie qu’elles aient pris cette difficile décision d'arrêter de travailler avec la Russie. C'est ce dont nous avions besoin parce qu’en en vendant ou en achetant en Russie, on soutient indirectement l’économie russe et la guerre. Il est donc important d’y arrêter ses activités. J’ai été profondément touchée par certaines déclarations ou réactions comme l'hommage de Demna Gvasalia à l'Ukraine lors du défilé de Balenciaga, mais aussi par les multiples donations. Ce soutien du secteur de la mode est très important pour nous.

FNW : De votre côté, comment aidez-vous concrètement les autres designers ?

AO :
J’ai rejoint mes amies designers Julie Pelipas, Venya Brikalin et Sonya Kvasha, qui travaillent à la création d’une plateforme pour aider l'industrie créative de l'Ukraine. Beaucoup de créatifs sont restés en Ukraine et ont besoin d'un soutien. L’idée est de lancer un site en ligne réunissant toutes les informations et besoins, qui donne aussi des indications claires et pratiques pour aider ces créatifs issus de tous les secteurs. Graphistes, producteurs de musique, mannequins, stylistes, photographes, maquilleurs, etc. Ils ont besoin de travail et de commandes, mais pas seulement. Cela peut être une demande de logement, d’un atelier, de tissus ou autre.

FNW : Avez-vous une déclaration à faire pour l’industrie du luxe ?

AO :
Je demande à tout le monde de soutenir l'Ukraine de la manière dont chacun le sent et peut le faire, que ce soit à travers un don ou en soutenant le travail des créatifs ukrainiens.

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