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26 mai 2004
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Comment LVMH a relancé Guerlain

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26 mai 2004

Avril 2002 : Bernard Arnault, le tout-puissant Président de LVMH est inquiet. Depuis que son groupe a fait l’acquisition de Guerlain, les résultats du parfumeur français laissent à désirer. Guerlain avait pourtant tout pour séduire le grand patron du luxe : deux cent ans de parfumerie, et en catalogue, toute une kyrielle de grands produits mythiques comme L’Heure Bleue (1912), Mitsouko (1917) ou l’indémodable Shalimar (1924). Une enseigne 100% française, gérée de père en fils depuis 6 générations et détentrice d’un savoir-faire incontournable. Et puis une chance insolente : bombardées par erreur pendant la Seconde Guerre mondiale, la destruction les installations de Guerlain à Bécon-les-Bruyères n’abattent pas la détermination de Jacques Guerlain, petit-fils du fondateur, qui ouvre une nouvelle unité de production à Courbevoie. D’où sortiront de grand jus comme Ode (1955), Chant d’Arômes (1962) ou Habit Rouge (1965). Guerlain, avec Chanel et Coty, se partagent le marché. Le positionnement de la firme semble inébranlable. D'où vient le problème ? La contestation ne viendra pas du marché, mais des turbulences qui suivront mai 68. Ebranlée dans ses repères, la France s’engage dans une longue pratique de remise en question de ses valeurs. Tout y passe : politique, société, économie, morale. Le pouvoir de séduction du nouveau président Giscard d’Estaing, achève de perturber les esprits : on peut donc, tout à la fois, être moderne et de droite. Emblématiques d’une certaine bourgeoisie possédante et dépassée, les grands noms de la parfumerie française voient leur clientèle traditionnelle se tourner vers les produits de la concurrence. Guerlain va réagir en lançant Nahéma (1973). Pour Jean-Paul Guerlain, auquel son grand-père a confié les rênes, le monde de la parfumerie n’a guère de secrets. Doué d’un odorat exceptionnel (il était capable d’identifier 3 000 fragrances différentes), il dédicace Nahéma à Catherine Deneuve, qu’il avoue pourtant n’avoir jamais rencontré. Les lancements de Jardins de Bagatelle (1983), puis de Samsara (1989) et de Héritage (1992) confirment le positionnement de Guerlain, mais les résultats financiers demeurent médiocres : il faut amortir la création de deux nouvelles usines (à Chartres puis à Orphin), sans compter les ouvertures de points de vente à Paris et en province. A la fin des années 90, lorsqu’elle passe sous le contrôle de LVMH, Guerlain qui bénéficie d’une image à forte notoriété doit conforter son équililbre. Quelle stratégie pour s'en sortir ? L’analyse de Bernard Arnault est qu’il faut agir vite. Les dangers viennent de partout : d’abord de l’Hexagone, où certains – Dior, YSL, Azzaro, Hugo Boss, Jean Paul Gaultier – font preuve d’un dynamisme inquiétant. Si les chiffres témoignent d’une croissance régulière de la dépense par tête, LVMH ne contrôle que 14,2 % du marché intérieur. La concurrence – Gucci, l’Oréal, Chanel, Clarins – ne se porte pas mieux : les vrais challengers (54,9 % du marché, selon Euromonitor) sont une pléiade de petites maisons de parfums, souvent associés à une ligne de vêtement ou d’articles de sport. Car chacun, désormais, quel que soit son cœur de métier, veut son jus : c’est un plus sensé tirer votre produit vers le haut. Bernard Arnault, pour mettre de l’ordre dans ce marché menacé d’entropie et d’atomisation, rêve d’un grand coup. Si on ne fait rien, la désaffection française – que manifeste l’engouement pour des concepts américains (Calvin Klein, Ralph Lauren) ou japonais (Shiseido) – ne fera que s’amplifier. Il réunit donc un conseil de guerre où il annonce sa décision. Le brief est simple : inventer un nouveau grand Guerlain. Il faut associer au nouveau siècle qui commence un Guerlain emblématique du troisième millénaire. Seule contrainte : le nouveau produit devra s’inscrire dans la continuité des produits maison, et donc s’inspirer de la fameuse « guerlinade », une tonalité claire et florale, véritable dénominateur commun à toutes les créations du groupe. Comment réagit la profession ? Dans le milieu des créateurs et des industriels de la profession, la décision de Bernard Arnault est accueillie comme un sésame. L’écroulement du World Trade Center avait porté un grave préjudice aux industries du luxe : tout le monde se dit que cette fois, la page du 11 septembre est définitivement tournée. Les meilleurs spécialistes des grands laboratoires – IFF, Interparfums, Firmenich – se passionnent pour le nouveau challenge. Une vingtaine d’équipes de parfumeurs sont sur les rangs. En mai 2002, le staff de Guerlain les réunit tous au premier étage d’un très luxueux appartement de l’avenue Montaigne. Transformé en studio d’ambiance – dominante rose et mauve, tentures, tapisseries – le style du décor exclut d’emblée les fragrances patchouli, lourdes et sucrées propres à certains jus. Pour l’heure, le nom du parfum, qui n’a pas encore été choisi, se résume à « projet V.I.P ». Le cahier des charges est particulièrement évasif : créer un grand féminin, dans la tradition de Guerlain. Pyramide olfactive ? Ouverte : à vous de choisir. Ceux qui ne comprennent pas à demi-mot s’excluent d’eux-mêmes. Le sérail a ses codes. « La difficulté, c’était de donner naissance à un nouveau concept sans trahir tout l’héritage de la marque » , explique Sylvaine Delacourte, entrée chez Guerlain par la petite porte. Maintenant Directrice Générale chargée du Développement, elle assure l’interface entre la création et le marketing. Surnommée « gardienne du temple » pour son excellente connaissance des produits, elle est l’un des meilleurs « nez » de Guerlain. « Choisir un créateur n’a pas été facile. Chaque équipe devait présenter une maquette de parfums, qui serait d’abord approuvée en interne avant d’être ensuite testée auprès de différents panels de clientes. Finalement, après une sélection impitoyable, notre choix s’est porté sur Maurice ROUCEL. » Lequel n’est pas inconnu pour Guerlain, puisqu’il avait participé en 1995 à la fabrication de Champs-Elysées, un immense succès à l’étranger. Quels acteurs pour le changement ? Le problème, c‘est que Maurice ROUCEL – un ancien de Chanel et lauréat du Prix Coty 2002 – s’est installé aux Etats-Unis, auprès d’un grand laboratoire de produits cosmétiques. La mise au point du nouveau Guerlain se fera donc à cheval sur l’Atlantique. « Tantôt à New-York, tantôt à Paris, je ne compte plus le nombre d’allers et retours : ce que je sais, c’est qu’il nous a fallu 6 000 essais avant d’arriver à un produit qui nous satisfasse ! » Pour la seconde étape du produit – sa communication – le staff de Guerlain a des idées claires : le design du flacon devra être « classique et contemporain ». Justement, l’ébauche de Jerôme FAILLANT-DUMAS, designer et fondateur de l’agence LOVE (Luxe Objets Visuels Environnement) coïncide avec l’image des produits de la marque : « Mon intuition m’orientait vers un contenant en verre massif et d’excellente qualité. Rien qui ne puisse évoquer l’idée d’un consommable jetable. En plus, il fallait suggérer l’idée d’un produit éternel, hors mode. D’où cette parenté du flacon avec une image d’amphore ou de vasque. Le bouchon, lourd et massif, assure à la fois une excellente préhension, en même temps qu’il signifie : attention, vous ne débouchez pas n’importe quoi. » Le tout agrémenté d’une passementerie autour du goulot, pour rappeler l’idée de travail traditionnel, propre à une maison plusieurs fois centenaire, clin d’œil discret à la tentation baroque maîtrisée. Restait le choix du nom. Processus critique : les suggestions abondent. Jusqu’à ce que quelqu’un, dans l’équipe, remarque que les premiers grands jus de la marque - Après l’Ondée (1906) et L’Heure Bleue (1912) – font référence à la notion du temps. Après discussion, le concept s’imposera presque de lui-même : « L’Instant de Guerlain » vient de recevoir son nom de baptême. Quant aux visuels, c’est THO VAN TRAN, D.A. de l’agence Air Agency, qui est choisi. Il vient de signer la campagne Incanto pour Ferragamo. Chez Guerlain, on aime son style pudique et réservé… Avril 2003. Le jus est prêt. En attendant que les flacons s’alignent sur les linéaires d’un réseau de boutiques soigneusement sélectionnées, le plan média démarre. Affichage, télés, magazines : les visuels s’emploient à réveiller les mémoires. Dans l’Hexagone, les chiffres de ventes de Noël 2003, encore confidentiels, le confirment : un grand Guerlain est de retour. Même tendance au Japon, où la bonne société de Tokyo ovationne. Dans les salons de l’avenue Montaigne : champagne. Mais déjà Laurent Boilot et toute l’équipe marketing se remettent à l’ouvrage. Prochaine cible : conquérir l’Amérique. Le lancement de « L’INSTANT » est prévu à New-York, chez Saks, cinquième avenue, pour avril 2004. Pour LVMH, le printemps s’annonce bien. Mickaël LAUSTRIAT NEWZY

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