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23 janv. 2020
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Comment définir sa marge à l'ère du digital ?

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23 janv. 2020

"Il est nécessaire de trouver un moyen de reconstituer les marges des entreprises de mode, qui ont baissé de 45 % en dix ans, selon Ernst & Young". C'est par cette phrase choc qu'Annick Jéhanne, la présidente de Nordcréa, une association qui œuvre pour la dynamisation de l’écosystème mode et textile dans les Hauts-de-France, a posé le décor de la table ronde "Valeurs et marges : le dilemme" organisée lors du récent salon Who’s Next à la Porte de Versailles, le 19 janvier. Regroupant maintenant des griffes et acteurs de la France entière, Nordcréa vient de lancer sur ce point une grande consultation qui durera un an, afin d'identifier des solutions sur la question des marges pour toute la filière mode, en partant de la matière première.  


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L'érosion des marges est due à plusieurs facteurs, notamment au resserrement du marché du prêt-à-porter (-15 % en France en dix ans), à la recherche du prix bas, de plus en plus prépondérante pour les clients, mais aussi aux intermédiaires (revendeurs, plateformes web…) qui grignotent au passage une part des bénéfices. Incitant nombre de jeunes labels à court-circuiter cette étape de commercialisation via un tiers, pour récupérer de la marge.

"Les réseaux sociaux, et surtout Instagram, ont permis à de nouvelles marques de se lancer et de percer sur la dernière décennie, livre Geoffrey Bruyère, fondateur de Bonne Gueule, né au départ comme un blog traitant de mode masculine en 2007, et devenu un label de mode avec son propre site et réseau à partir de 2014. Aujourd'hui, la surabondance de marques digitales fait qu'il est plus difficile d'émerger et cela coûte de plus en plus cher".

Pour Stéphane Malherbe, qui a récemment travaillé aux achats chez Brandalley, après avoir œuvré chez Vivarte et au Printemps, "il est plus facile de démarrer sa marque qu'il y a dix ou vingt ans, où le coût d'entrée était beaucoup plus important, mais le problème est que ces jeunes pousses ne travaillent souvent pas assez leur business model. Elles gagnent un petit succès d'estime, mais n'arrivent pas à passer ce stade et à se rémunérer".


Geoffrey Bruyère, Patrice Naparstek, Annick Jéhanne et Stéphane Malherbe. - FashionNetwork/MDeslandes


Quel taux de marge pratiquer quand on se lance ? Question difficile mais cruciale. Geoffrey Bruyère, qui emploie 45 personnes et dont l'activité est rentable, estime qu'il faut prévoir un multiplicateur de 2,5 à 2,8 si l'on veut pouvoir être vendu par des détaillants, "or pour une DNVB (digital native vertical brand) qui marge à 2 pour proposer un prix attractif, ce ne sera donc pas suffisant pour arriver à croître". Il lui faudra alors augmenter ses prix, ce qui pourrait de plus créer un décalage avec ce qu'elle vend elle-même en direct.

Stéphane Malherbe met en garde : "On peut avoir une marge plus faible si le prix des pièces est assez élevé, par exemple une pièce à 300 euros. Quand on vend des nœuds papillon à 20 euros, il faut une marge conséquente, car les coûts fixes, eux, ne changent pas".

En dessous d'un multiplicateur de 3, gare aux dégâts



"Les revendeurs multimarques ont du mal à capter ces nouvelles marques alors qu'ils recherchent souvent de la nouveauté", renchérit Patrice Naparstek, président de la commission Économie de métier à la Fédération nationale de l’Habillement (FNH). Les détaillants aussi affrontent des difficultés et ne veulent pas voir s'effriter leur part du gâteau. "Il faudrait renverser la manière de penser : aujourd'hui la cascade de marges est énorme, du fabricant au revendeur en passant par le grossiste … ce dernier doit en outre faire face à une révolution sur la façon de consommer, et il est de plus en plus dur pour les détaillants de payer toutes leurs charges et de gagner de l'argent".

Le coefficient de 2,5 en vigueur dans les années 2000 n'a selon lui plus lieu d'être : "En-dessous de 3 aujourd'hui, ce n'est plus vivable". Il pointe aussi les attentes d'un "consommateur mal éduqué" qui n'achète qu'en promotion.

Revenant sur son expérience chez Brandalley, où il dirigeait Le Lab, un espace de vente en ligne dédié aux jeunes marques, Stéphane Malherbe explique que l'argent prélevé par les plateformes web dépend du type d'acteurs : Le Lab demandait 40 % aux griffes, car Brandalley amenait selon lui de la visibilité et s'occupait de plusieurs services, dont la coûteuse gestion des retours. "Amazon, qui mise lui sur l'exhaustivité, pratique des marges très faibles (15-20 %) car il veut tout avoir". Mais ce n'est pas forcément un bon calcul pour Stéphane Malherbe, si la marque n'est pas mise en valeur au milieu de cet océan de produits. Mieux vaut parfois lâcher plus à un site qui opère "une vraie sélection et la fait vivre en matière de communication".


Le storytelling est très important chez Bonne Gueule, afin de raconter toute la vie du produit, expliquant in fine son prix. - BonneGueule/Facebook


Pour Bonne Gueule, le passage à la boutique physique s'est fait assez simplement. "Être né sur le web nous a déjà poussé à nous différencier. Quand on arrive sur une zone de chalandise, on est déjà le plus original de la place, générant le plus de valeur perçue. Notre démarche est d'expliquer tout le processus de la fabrication de nos vêtements (vidéos de la fabrication à la main au Népal, par exemple), le client doit sentir qu'il achète un bien culturel". Et cela permet aussi de justifier le prix pratiqué.

Le bénéfice du collectif



En revanche, pas de distribution en multimarques pour Bonne Gueule, qui déplore "la relation de pouvoir du détaillant sur la jeune marque" et préfère se tourner vers de nouveaux modèles, comme le concept-store de griffes digitales Pyramid, lancé en 2019 à Paris par Unibail. Ce dernier fonctionnait moins sur un principe de commission (très faible) que sur un montant fixe à l'image d'un loyer. Annick Jéhanne de Nordcréa cite aussi en exemple le modèle du mutimarque physique (deux boutiques à Paris et Bordeaux) et en ligne La Garçonnière, basé sur le collaboratif entre griffes et donc le partage des frais.

"Au-delà du co-branding, la collaboration entre marques et le partage d'une communauté de clients potentiels renforcent suffisamment la valeur pour que chacun marge plus", avance Stéphane Malherbe. Il y a quelques saisons, Bonne Gueule a par exemple noué un partenariat avec le label centenaire Aigle, versant davantage dans le trade marketing (c'est à dire satisfaire des intérêts communs, sur le plan économique et stratégique). "On a créé de toute pièce un vêtement ensemble, en apportant à cette marque à l'image un peu vieillissante une base de contacts de 5 millions de trentenaires. On a négocié une meilleure marge car notre travail impliquait aussi de la repositionner comme une marque cool."

La coopération, c'est également la solution identifiée par la FNH pour assurer le futur de ses commerçants adhérents. La fédération s'apprête ainsi à lancer une centrale d'achat pour regrouper les commandes des indépendants auprès des marques. "L'objectif est d'éliminer des intermédiaires et de créer des gains de marge, relate Patrice Naparstek. Et ainsi arriver à une juste rémunération entre les différents acteurs", pour aboutir dans l'idéal à un juste prix pour le consommateur.

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