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Paul Kaplan
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4 mai 2020
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Confinée à Londres, Mary Katrantzou lance sa nouvelle ligne, Mary Mare

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Paul Kaplan
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4 mai 2020

En à peine plus d'une décennie, Mary Katrantzou a réussi à établir une esthétique unique et à marquer de son empreinte l'histoire de la mode. La créatrice d'origine grecque, confinée à Londres, lance sa nouvelle ligne "Mary Mare" ce lundi.


La robe "mappemonde" de Mary Katrantzou, au cours de son défilé Printemps-Été 2020 organisé au Temple de Poséidon, en Grèce - German Larkin - German Larkin


Si tous les créateurs européens se sont retrouvés en quarantaine obligatoire quelques semaines après avoir présenté leurs collections de printemps-été 2021, de son côté, Mary Katrantzou observe le confinement depuis huit semaines. Particulièrement intuitive, la créatrice a pris conscience avant tout le monde de la gravité de la situation, et imposé le télétravail à toute son équipe bien avant que le gouvernement britannique ne prenne ses dispositions pour tenter d'enrayer l'épidémie.

D'ailleurs, Mary Kantrantzou avait passé son tour au calendrier officiel de la dernière Fashion Week londonienne, encouragée par l'énorme succès de son précédent défilé — un show mémorable, organisé au crépuscule dans le Temple de Poséidon au cap Sounion, sur un promontoire surplombant la mer Égée. Un hommage à son pays d'origine, à Socrate, à l'iconographie antique — cartes astrologiques, mappemondes, équations mathématiques... C'est son compatriote Vangelis, légende vivante de la musique électronique, qui avait signé la bande-son. Les recettes de ce défilé payant ont été reversées à l'association caritative Elpida, qui soutient les enfants atteints de cancers et bénéficie du mécénat de la marque. Comme un grand nombre de ses confrères créateurs, Mary Katrantzou a mené une réflexion approfondie sur le monde de l'après-Covid-19, et prépare désormais une approche différente pour le futur de sa maison. 

La créatrice londonienne lance ce lundi 4 mai sa nouvelle ligne Mary Mare, sur Internet uniquement en raison des conditions actuelles. Il s'agit d'une collection capsule estivale, vendue aux acheteurs l'année dernière, pendant la Fashion Week de Paris. Particularité : pour cette collection, Mary Katrantzou étend sa grille des tailles, jusqu'à une taille 24 britannique, l'équivalent d'une taille 52 en France.

FashionNetwork.com a contacté la créatrice, confinée dans son nouvel appartement à Londres, à deux pas du Victoria and Albert Museum. Au téléphone, nous avons discuté de sa nouvelle ligne, et Mary Katrantzou nous a révélé ses intentions quant à la prochaine semaine de la mode londonienne, en septembre, ainsi que ses projets de défilés à l'étranger, dans un avenir pas si lointain.
 
FashionNetwork.com : Comment allez-vous ? Et vos proches ?

Mary Katrantzou : 
On reste très vigilants sur la situation, dans le monde entier, pas seulement au Royaume-Uni. Je suis scandalisée que le gouvernement n'ait pas mis en place plus rapidement un confinement strict. En Grèce, on doit fournir une bonne raison pour sortir, et attendre de recevoir un SMS d'autorisation. Ici, au Royaume-Uni, ça n'a rien à voir : ce weekend, nous avons dû louer une voiture, j'étais choquée du nombre de gens sur les routes. À l'extérieur de Londres, les rues étaient bondées, comme si les gens se rendaient en nombre à un festival du Covid-19 ou quelque chose comme ça ! Ce n'était pas du tout rassurant, ce laisser-aller. 

FNW : Comment se passe le confinement pour vous ?

MK : 
Je suis restée à Londres. Heureusement, nous venons de déménager.
 
FNW : Avec votre compagnon ?

MK :
À vrai dire, en vingt ans, il a changé de statut : aujourd'hui, c'est mon fiancé. Avant, nous étions locataires d'un petit appartement. Depuis deux ans, nous rénovons une maison, et nous avons justement terminé d'emménager en février. C'est génial d'avoir plus d'espace. Avant, on vivait comme des nomades, avec juste un minibar pour la cuisine. D'un point de vue psychologique, le confinement est donc beaucoup plus facile, d'autant qu'il nous a permis d'achever les travaux de rénovation de la maison. On a l'immense chance d'avoir un petit jardin. Notre déménagement a coïncidé avec cette période très difficile pour le reste du monde. J'imagine que pour quelqu'un qui vit dans un petit appartement à New York, l'impact psychologique de ce confinement est beaucoup plus dévastateur.
 
FNW : Vous entretenez une relation de travail très proche avec votre atelier et votre équipe. Avez-vous trouvé des moyens de maintenir cette dynamique collaborative malgré le confinement ?

MK :
Comme beaucoup d'autres, nous nous sommes appropriés tous ces nouveaux outils technologiques. La mise en place du télétravail a été très précoce de notre côté. C'est une nouvelle routine étrange pour nos équipes, mais il y a quelque chose d'assez beau là-dedans. Paradoxalement, le confinement nous a permis de créer de nouveaux liens en traversant ensemble cette épreuve, de survivre en tant qu'entreprise et de rester créatifs. J'ai été très émue le premier jour, quand j'ai vu toute mon équipe se connecter sur Zoom. Nous n'avions jamais partagé notre environnement familial entre nous. Cette période a renforcé mon admiration et mon respect pour mon équipe : j'ai pu observer comment ils se soutenaient les uns les autres. Certains employés ont aussi réalisé un travail exceptionnel, en dépassant leurs limites. La mode réagit toujours à son époque.
 
FNW : Comment se portent vos équipes ? Avez-vous pu continuer à travailler ?

MK :
Mon designer d'imprimés a fait un travail incroyable. J'ai réussi à le guider à distance. Par ailleurs, nous avons eu la chance de travailler sur un ambitieux projet de collaboration qui n'aura pas besoin d'être adapté. Il sera lancé au milieu de l'année 2021. Il ne s'agira pas d'une collection capsule de mode. Je ne peux pas en dire plus pour l'instant. À mon avis, pour se sentir bien en ce moment, il faut chercher l'inspiration, être le plus créatif possible et respecter un horaire de travail quand on se sent productif.
 
FNW : Et Mary Mare, pouvez-vous nous en parler ?

MK :
 Mary Mare, avec un accent sur le E. Nous avons voulu créer une ligne disponible toute l'année, en utilisant des imprimés reconnaissables de notre collection saisonnière. Une silhouette facile et intemporelle, qui traverserait les saisons. En gros, une petite capsule estivale, avec un nombre réduit de modèles, ce qui nous permettrait d'étendre notre grille des tailles jusqu'à un 24 britannique [une taille 52 en France, ndlr]. Nous avions prévu de lancer la collection en juin, et donc de livrer les magasins en avril, mais la plupart des entrepôts ont fermé à ce moment-là. Nous allons donc la distribuer sur nos circuits e-commerce, mais en insistant sur le sentiment de communauté et d'interconnexion.
 
FNW : En plus de la mode, Mary Katrantzou a également dessiné un service de 61 pièces en collaboration avec Brigitta Spinocchia Freund, et toute une série de tapis ultra-colorés avec The Rug Company. Parlez-nous un peu du motif "timbres" que vous avez développé pour Mary Mare...

MK :
 Comme nous n'étions pas en mesure de photographier notre lookbook, nous avons décidé de créer des illustrations des tenues, en reprenant l'idée du timbre postal. J'espère que ces illustrations apporteront un peu de joie à notre communauté. Avant que la collection trouve sa clientèle, au mois de juin — ou du moins lorsque les choses reviendront à la normale.

FNW : Le Royaume-Uni a été durement affecté par la pandémie. La crise sanitaire a-t-elle eu un impact sur votre créativité ?

MK :
Disons que la situation me pousse à essayer de prévoir le futur de la mode. Mon point de vue à ce sujet a changé l'année dernière, quand nous avons organisé notre défilé en Grèce, dans le temple de Poséidon. Ce n'était pas une décision stratégique : l'idée était d'aller soutenir une association caritative, tout en revenant à mes origines. Et pourtant, cet événement m'a fait changer de perspective. D'autant plus que nous avons reçu par la suite une énorme quantité de commandes sur-mesure, alors que la collection n'était pas destinée à être vendue de cette façon. Mais la demande était telle que nous avons fini par passer notre tour sur la Fashion Week de Londres en février. Nous avons estimé que ce n'était pas nécessaire. Recevoir toutes ces commandes nous a fait réfléchir. Peut-être, en tant que marque indépendante, devrions-nous nous contenter de présenter nos collections moins souvent, en arrêtant de ne penser qu'à l'offre de la saison prochaine. À mon avis, la créativité et la philanthropie vont de pair. Mon équipe n'a jamais travaillé aussi dur et de manière aussi directe, et ce genre de dynamique ne peut se déclencher avant un certain temps.
 
FNW : Pendant le confinement, vous êtes-vous rapprochée de votre communauté sur les réseaux sociaux ? Ou pensez-vous que ces semaines soient propices à l'introspection et au respect de l'espace intime des autres, à la fois physique et numérique ?

MK :
 Ma marque existe depuis près de douze ans. Le moment est peut-être venu de saisir cette occasion pour changer de cap et se montrer encore plus créatifs. En concentrant notre énergie sur d'autres projets que le prêt-à-porter, sans se sentir limité par le travail abattu au cours de la dernière décennie. Nous n'allons pas défiler à Londres en septembre. C'est un parti pris opérationnel sur notre système de production — nous ne serons pas en mesure de commercialiser de nouveaux produits en juin. C'est pourquoi nous allons rebaptiser notre pré-collection d'automne en collection "Croisière", et l'expédier plus tard. Cela ne nous empêche pas de travailler sur une nouvelle collection, mais il ne nous semble pas nécessaire d'organiser un défilé en septembre. Les choses reviendront peut-être à la normale en 2021.
 
FNW : À quel moment avez-vous réalisé la gravité de la pandémie ?

MK :
 C'était pendant la Fashion Week de Londres. C'était un moment particulier pour moi car je travaillais sur la production du ballet Don Quichotte, dont la première devait avoir lieu en avril à l'Opéra national de Grèce à Athènes. Évidemment, les représentations ont été reportées. Et puis mon téléphone s'est mis à sonner sans discontinuer : un ami à Paris m'a même demandé si j'étais en bonne santé, car il avait lu dans un journal français que j'étais la première patiente testée positive au coronavirus en Grèce. Puis j'ai lu qu'une femme grecque propriétaire d'une boutique de vêtements était tombée malade : c'est peut-être de là que venait la confusion. Ça m'a fait réaliser à quel point les gens avaient peur. Le public des défilés de Milan et Paris était terrifié. Quand je me suis rendue à Paris, personne ne voulait me toucher. L'angoisse était perceptible. Alors, dès que je suis rentrée à Londres, nous nous sommes isolés chez nous, avant les premières mesures de confinement.
 
FNW : Après ces semaines de confinement, pensez-vous que le monde de la mode a eu le temps de réfléchir et d'envisager des changements profonds dans son système ?

MK :
 À mon avis, une transformation était déjà à l'œuvre avant la crise, notamment en ce qui concerne le système des saisons. Nous devons nous pencher davantage sur cette question, et accélérer ce changement de mentalité. La nécessité est mère de l'invention, et de l'innovation. Aujourd'hui, nous sommes en mesure de prendre des décisions plus audacieuses, dans une industrie qui ne fonctionnait plus aussi bien. Quand je pense à toute la pression qu'on nous met pour proposer toujours plus de produits, sans avoir la capacité de réagir ! Je pensais que sauter une saison était impossible, mais ce n'est plus le cas. Il est peut-être temps de concevoir moins et de produire moins — mais plutôt de concevoir et de produire mieux. La mode reflète son temps et nous vivons une version moderne de la guerre. J'espère que dans vingt ans, cette période restera dans les mémoires comme un véritable changement de cap. Vers un système plus empathique.
 
FNW : Pensez-vous que la consommation de produits de mode, et plus largement la façon dont nous envisageons la mode, vont changer après la crise ?

MK :
Autour de moi, j'entends des propositions très ambitieuses, je crois que l'idée d'un changement profond nous rend tous très enthousiastes. Nous avons voulu faire de notre dernier défilé en Grève un événement marquant. Le show était limité à 250 entrées payantes. Nous avons convaincu les autorités culturelles de nous laisser organiser deux défilés consécutifs. Résultat, pour des raisons logistiques, le retentissement médiatique de l'événement a été limité, et aucun acheteur n'a pu venir, car ils étaient très occupés par les Fashion Weeks européennes qui avaient lieu au même moment. Mais nous avons pris le parti d'organiser cet événement de cette façon pour lui donner un caractère exclusif, quasi-intime. Alors que mes anciens défilés londoniens attiraient généralement 700 personnes, parce que je me sentais obligée d'inviter tout ce monde. Je me demande s'il ne faudrait pas attendre d'en avoir vraiment envie pour présenter sa collection. Qu'en pensez-vous ?
 
FNW : La dernière personne qui s'est vraiment lancée dans cette optique, c'est Azzedine Alaïa. Selon certains, ce dernier appartient au Panthéon des plus grands couturiers de tous les temps. Comme il organisait ses présentations de collections quand il le voulait, obligeant les acheteurs et les journalistes internationaux à rejoindre Paris hors saison pour assister à son petit défilé, son entreprise ne s'est jamais développée au même stade que d'autres maisons ; si l'on considère son immense talent, il n'a pas atteint son plein potentiel.

MK : Concernant Alaïa, vous prêchez une convaincue. J'habite quelques-unes de ses robes depuis des années ! Et pourtant, le modèle Alaïa est peut-être la solution. Même s'il s'agit d'une mesure de réduction des coûts, cela ne signifie pas que nous n'allons pas dans la bonne direction.
 
FNW : Alors peut-être à Paris ? Sur le calendrier d'une autre Fashion Week ?

MK :
Nous l'avons envisagé l'an passé. C'est un peu plus compliqué que ça.
 
FNW : Envisagez-vous de défiler pendant la Couture à Paris ?

MK : 
Disons simplement que ce qui s'est passé dernièrement nous a apporté une nouvelle perspective.
 
FNW : Pensez-vous que le système de la mode, qui repose beaucoup sur des voyages incessants, porte une part de responsabilité dans la crise sanitaire ?

MK : 
Non, pas vraiment. À mon avis, on ne peut pas reprocher à la mode d'avoir accéléré la transmission du virus. Quand j'ai commencé, il y a douze ans, je me rappelle le plaisir que j'avais à voyager. C'était inspirant, stimulant. Mais aujourd'hui, si on me demande de faire un voyage quelque part, j'analyse avec précision si ce trajet est vraiment nécessaire, notamment d'un point de vue environnemental. Lorsque je travaille sur un projet, je me demande toujours : faut-il vraiment que les broderies soient fabriquées en Inde, les tissus imprimés en Italie, puis que tout soit cousu au Royaume-Uni avant d'être distribué dans le monde entier ? Peut-être devrions-nous plutôt concevoir et produire localement, au même endroit ? 
 
FNW : Depuis le début de la crise sanitaire, certains commencent à remettre en question la pertinence du discours — jugé parfois trop autocentré — des influenceurs. Et vous ?

MK : 
Je compte beaucoup d'influenceurs parmi mes amis : c'est une question que je me pose donc souvent. Pour moi, les influenceurs sont là pour nous rappeler que nous sommes tous reliés entre nous, et ils m'aident à percevoir les réalités du monde sous un angle différent. J'aime la forme d'évasion que me procurent les contenus des influenceurs, juste avant d'aller me coucher. Garder cette légèreté dans un moment aussi dévastateur permet de conserver une forme d'équilibre. Franchement, c'est difficile de voir ce qui se passe autour de nous, c'est une véritable expérience d'humilité. Vraiment. Plus on s'habitue à la situation, plus il semble important de rester chez soi, tout en établissant des liens entre nous selon de nouvelles méthodes.

FNW : À titre personnel, qu'allez-vous conserver de cette période ? 

MK : 
L'idée que nous pouvons collectivement nous améliorer, en nous débarrassant du superficiel. Les systèmes de valeurs — dans le monde de la mode comme dans nos vies — ont changé. À mon avis, personne ne voudra revenir au monde tel qu'il était avant la crise. Et je crois que ce changement aura lieu en profondeur, et de manière authentique — il ne s'agit pas d'un énième stratagème de marketing. Tout ne tient plus qu'à un fil. Cette période est certes très difficile sur le plan financier et opérationnel, mais j'espère qu'une nouvelle perspective en découlera. Que nous travaillerons ensemble et qu'un collectif visionnaire émergera de la crise. Que nous nous réunirons pour parler d'une seul voix.

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