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10 déc. 2019
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Hong Kong et Singapour : destins croisés ?

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10 déc. 2019

Le soulagement. Sans doute le sentiment qui a prédominé lors de la publication des résultats trimestriels du "trident" français du luxe LVMH-Kering-Hermès - auquel il conviendrait d’ajouter la maison Chanel, non tenue de publier ses chiffres en vertu de son statut de société non cotée - au moment d’évaluer l’impact de la situation à Hong Kong sur leurs comptes.


Manifestations dans les rues de Hong Kong le 21 juillet dernier - Shutterstock


Si pléthore de notes d’analystes exhortaient, depuis le mois d’août, les investisseurs à faire montre de la plus grande prudence face aux troubles au sein de l’ancienne colonie britannique, force est de constater que LVMH, Kering et Hermès ont réussi à faire fi de ce contexte chahuté. En effet, le trio a présenté des résultats supérieurs aux attentes lui permettant aisément d’écarter en l’état "la menace" Hong Kong, grâce à l’excellente tenue de leurs autres marchés.

Mais concernant plus spécifiquement "HK", la période juillet-août-septembre ne fera guère office de "grand cru" pour les ténors du luxe. Doux euphémisme. Ainsi, Kering a vu sur son troisième trimestre ses ventes reculer de 35 % à Hong Kong. Joint par nos soins, le propriétaire de Gucci et de Saint-Laurent a, sans surprise, déclaré "ne pas faire de commentaires sur son environnement de marché et sur la situation à Hong Kong plus particulièrement". Fin de citation.

Du côté de LVMH, l’impact est plus "mesuré" et a davantage touché le segment de distribution sélective du numéro 1 mondial du luxe qui abrite en son sein la société de duty-free DFS, dont les ventes ont ralenti ces trois derniers mois. Même si le groupe de l’avenue Montaigne a tout de même constaté un repli de ses ventes de l’ordre de 25 % à Hong Kong.

Enfin, Hermès, encore plus "frileux" que ses illustres concurrents, a concédé que son chiffre d’affaires s’était également érodé sur la période, sans davantage de détails. Les six magasins du sellier sur l’île ont, en effet, dû baisser le rideau pendant le pic des manifestations. Tout comme d’ailleurs la boutique du groupe au sein de l’aéroport. Et Richemont, Hugo Boss ou Tiffany ont aussi relevé l'incidence du blocage du territoire sur leurs derniers résultats.

Dans ce contexte, les investisseurs commencent à regarder vers d’autres horizons. Car si le PIB du troisième centre financier du monde s’est apprécié de 3,8 % en 2018, les économistes de Nomura prévoient une croissance du PIB de "seulement" 2,3% en 2019. Une décélération imputable notamment au ralentissement de l’économie chinoise ainsi qu’aux "guerres commerciales"  mondiales. Divers éléments qui enjoignent les opérateurs à accentuer leurs "œillades" vers d’autres partenaires.

Une fuite massive de capitaux vers Singapour ?



Ainsi, selon une note de Goldman Sachs, ce ne sont pas moins de 3 à 4 milliards de dollars de dépôts qui ont quitté Hong Kong depuis le mois d’août. Quand, dans le même temps, les dépôts en devises auprès des banques nationales et internationales opérant à Singapour ont atteint un pic de 9,4 milliards de dollars. Alors la cité-état de Singapour peut-elle constituer une véritable alternative à Hong Kong et sa situation troublée qui rebute plus d’un investisseur ?


Quel potentiel luxe pour Singapour ? - Samir Hamladji


La nuance - ou la prudence, c’est selon - s’impose. "Il convient de garder à l'esprit que Hong Kong et Singapour, bien que souvent décrits comme des rivaux économiques féroces, desservent des marchés très différents. HK est un relais économique important pour la région de la Chine, tandis que Singapour est un acteur clé en Asie… à l’exclusion notable de la Chine", précise Eugene Tan, professeur de droit constitutionnel à la Singapore Management University.

Mais concernant plus spécifiquement le marché du luxe, la "Suisse de l’Asie" peut-elle espérer tirer profit des troubles à Hong Kong et, peu à peu, grappiller son retard sur son rival ? Une escapade au sein de Marina Bay, quartier symbolique de la réussite de la ville, laisserait accréditer cette thèse. Entourée de gratte-ciel et d’immeubles fastueux avec pour toile de fond le célèbre hôtel Marina Bay Sands – qui abrite en son sommet l’Infinity Pool, la plus longue piscine en hauteur du monde –, la célèbre baie de Singapour a largement l’étoffe d’une future plaque tournante du luxe dans la région. Notamment en vertu des 15 millions de touristes accueillis dans le petit archipel l’année dernière.

La qualité de vie, la compétitivité économique de l’île et les nombreux particuliers fortunés - résidents et non-résidents à Singapour- constituent autant d’éléments et de pistes de réflexion intéressantes. Suffisant pour faire prospérer une véritable économie du luxe au sein de l’ancien comptoir britannique… y compris sans le vaste arrière-pays que constitue la Chine ?

Une alternative mais…



Les "puissances régnantes" de l’industrie du luxe ont, de facto, pris leurs quartiers au cœur de Marina Bay. Ainsi, l’enseigne Louis Vuitton flotte littéralement sur la Singapore River et ne désemplit jamais. Peu voire aucun risque de voir une situation analogue à celle des manifestations à Hong Kong qui ont conduit à la fermeture de nombreux magasins. Une bonne gouvernance et une application de la loi à la lettre, couplées à une volonté farouche de combattre le communautarisme, permettent d’assurer une "juste place à chacun". Même si ce modèle aurait tout intérêt à procéder à quelques ajustements pour demeurer pertinent dans un environnement en pleine mutation.


Un mall avec des enseignes de luxe à Singapour - Samir Hamladji


Mais le défi de faire de Singapour un vrai "hub du luxe" s’annonce long et semé d’embuches. "Le défi consiste, pour les principaux acteurs de ce marché, à proposer une véritable expérience du luxe à Singapour en tenant compte des contraintes d'espace et de l'uniformité des produits et services de ce secteur. Singapour doit, à mon sens, impérativement se concentrer sur la dimension expérientielle du marché du luxe plutôt que sur le simple et souvent banal consumérisme associé à ce secteur", abonde l’universitaire Eugene Tan.

Suffisant pour déboulonner Hong Kong ? Si Kering a mentionné, dans son communiqué de résultats, qu’une partie de la clientèle chinoise avait "déporté" ses dépenses vers la Corée du Sud, Macao…et Singapour, LVMH et, surtout, Hermès se sont faits plus discrets sur le sujet. Néanmoins, si la situation devait perdurer à Hong Kong, tout le monde aurait à y perdre. En effet, Hong Kong était le cinquième partenaire commercial de Singapour en 2018 et la quatrième destination des investissements en 2017.

"Compte tenu de ces liens établis, les troubles civils à Hong Kong auront à terme des répercussions négatives sur Singapour et la région", précise Eugene Tan. Et de poursuivre : "La situation à Hong Kong ne fait qu'ajouter à l'incertitude économique mondiale existante. Cela alimentera la baisse de confiance des investisseurs. Et cela pèsera sur les investissements et les activités économiques dans la région." Seul un "Hong Kong fort" pourrait ainsi pousser Singapour à tirer le meilleur de lui-même.

"En d'autres termes, une saine concurrence incitera Singapour à surpasser ses records précédents. Le déclin de Hong Kong ne serait pas une aubaine pour Singapour", développe le professeur de droit. La République de Singapour, même si elle n’en fait pas une priorité, pourrait ainsi à terme devenir un maillon clé du marché du luxe dans la région. Mais elle n’y parviendra qu’en faisant corps avec son histoire. Au mérite. Et sans profiter des failles de "l’adversaire".

Par Samir Hamladji

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