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2 mars 2020
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Le luxe attaque l'outdoor par la face nord

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2 mars 2020

Des sommets aux podiums : jeudi soir, Virgil Abloh a, pour son show Off White, conclu son défilé avec Gigi Hadid dans une voluptueuse robe de mariée composée d'une juxtaposition de jupons plissés et brodés et... d'une veste de ski Arc’Teryx bleu glacier. L’américain, qui annonçait sans sourciller il y a quelques semaines, la mort du streetwear officialiserait-il ainsi son amour pour l’outdoor ? Le directeur artistique de la ligne homme de Louis Vuitton était d’ailleurs déjà venu saluer l’auditoire du show Vuitton de la semaine masculine habillé d’une très technique veste de la marque canadienne. 


Off White - Fall-Winter2020 - Womenswear - Paris - © PixelFormula


Plus qu'une lubie du DA star, c'est une tendance forte qui se confirme : l’outdoor ne fait plus seulement irruption en ville mais aussi dans la mode et le luxe, dans un alliage que peu auraient encore envisagé il y a quelques saisons. La veste de ski ou le coupe-vent vert acidulé ne trouvaient que peu d’écho sur les moodboards des designers. A l’inverse, le style recherché par les passionnés de montagne ne s’embarrassait, qu’à de très rares exceptions, de composantes stylistiques.

A présent, les liens entre style urbain et fonctionnalité outdoor se resserrent et le potentiel fait saliver. Armani, avec sa ligne EA7 s’est offert un immense stand lors du dernier salon du sport Ispo de Munich et Goretex, spécialiste des membranes isolantes, a installé un showroom lors de la dernière Fashion Week homme de Paris. Preuve que le mouvement agite tant le monde du luxe et du prêt-à-porter que celui des marques de sport.


Pièces de la collection EA7 Armani présentée sur l'Ispo Munich - OG FNW


Dans ce grand mélange, plusieurs éléments forts émergent. Côté luxe, les marques de ski haut de gamme ont toujours revendiqué un certain style sur les pistes : les Bogner, Lacroix ou Colmar ont en effet séduit une clientèle fortunée par des coupes élégantes. Mais c’est finalement par les parkas, en particulier celles de Canada Goose, mais surtout par les doudounes, que l’outdoor est entré en ville puis sur les podiums. La marque française Pyrenex avait senti le courant avant tout le monde, collaborant dès 2009 avec Alexis Mabille puis Alexandre Vauthier, mais les landais étaient certainement trop en amont, et c’est finalement Moncler, sous la houlette de Remo Ruffini, qui a su au mieux susciter l’intérêt.

L’italien a fait monter sa marque en gamme, et fait de la doudoune un produit de luxe à part entière, en lançant en 2018 son initiative Moncler Genius, qu'il a exploitée en un support artistique, invitant des créateurs renommés comme Richard Quinn, Matthew M. Williams, Pierpaolo Piccioli à réinterpréter ses produits. Rick Owens a d’ailleurs drapé certaines de ses valkyries de capes inspirées de la doudoune lors de son dernier show, suite à sa récente collaboration avec la marque italienne. Moncler a su concentrer l’intérêt médiatique et réveiller la concurrence des acteurs du luxe. Chanel et Fendi ont ainsi renforcé leur offre ski, et côté collaboration, à l’occasion de la Fashion Week londonienne, MM6 de Martin Margiela dévoilait une capsule créative réinterprétant les polaires et la veste Nuptse de la marque américaine The North Face.


MM6 Maison Margiela - Fall-Winter2020 - Womenswear - Londres - DR


Le géant américain de l’outdoor, a d’ailleurs clairement fait de la mode un axe de développement fort comme le témoigne la présentation d'envergure, en ouverture de la semaine de la mode parisienne, organisée lundi et mardi derniers. Pour The North Face, une percée dans la mode passera inévitablement par son point fort : l’aspect technique : “Les consommateurs urbains veulent avoir accès aux protections offertes par l’outdoor. Quand il pleut à Londres ou à Paris, ils veulent pour leur tenue avoir l’imperméabilité et la respirabilité des vêtements outdoor”, souligne Tim Hamilton, qui dirige depuis deux ans tous les volets créatifs de la marque.

La technicité au cœur de la tendance



La marque a ainsi présenté la ligne Black Series, au positionnement premium, sous la nef du musée des Arts Décoratifs. Cette première collection, imaginée par l’équipe de Pelagia Kolotouros, directrice de la création The North Face, entre dans des concept-stores pointus du monde entier comme Dover Street Market. The North Face a été précurseur dans la connexion avec les urbains, séduisant le streetwear avec un réseau de magasins dans les grandes métropoles du monde entier et un discours sur le technique. “Toutes les pièces sont techniques dans Black Series, confirme Tim Hamilton. Nous intégrons notre nouvelle technologie imperméable et respirante Futurelight dans la majorité de nos vêtements. C’est le prérequis”. Pour la marque, cette attractivité de l’outdoor est l’opportunité de séduire de nouveaux clients mais surtout clientes. Les développements sur la qualité, la fluidité et le touché des matériaux techniques ces dernières années, permettent aujourd’hui de les utiliser sur un vestiaire beaucoup plus varié : l’approche s’applique ainsi sur des ponchos, des anoraks ou des vestes cintrées, mais aussi sur des manteaux urbains, des pardessus et même des jupes pour des pièces allant jusqu’à 1 400 euros.


Pelagia Kolotouros et Tim Hamilton présentaient lundi dernier la ligne Black Series à Paris - OG FNW


Une approche orientée vers le style et la création, assumée par de nouveaux acteurs comme la marque australienne de ski Templa, imaginée par le directeur artistique Roberto Maniscalco, qui utilise des matières responsables et très techniques misant sur les superpositions et des pièces jusque-là inutilisées dans l’univers alpin. Le jeune label, très haut de gamme, a attiré l’attention avec une collaboration avec Raf Simons pour l’hiver 2019/20. Les Australiens étaient présents pour présenter leur très pointue collection made in Italy automne-hiver 2020/21, début janvier, sur le salon Ispo de Munich, mais aussi pour le lancement d’une seconde ligne, baptisée 20k, au positionnement prix plus accessible, mais toujours mode. Dans les allées du principal salon européen dédié aux marques de sport, sans pour autant voir une offre iconoclaste ou des collections de robes dans tous les stands, la mode était clairement présente.

Les géants du sport-lifestyle se positionnent en acteurs forts



Ainsi, la marque britannique Musto a présenté une élégante collaboration avec Land Rover, composée de vestes matelassées et de parkas noires, proche d’un esprit gentleman driver. Icebreaker a, de son côté, dévoilé une collaboration avec l’artiste-photographe américain Justin Brice Guariglia, dont les créations sont interprétées sur les vêtements de la marque. Mais que ce soit dans la création de nouvelles silhouettes ou le travail sur des pièces d’archives, les initiatives conservent toujours le même leitmotiv : le style ne doit pas se faire au détriment de la technique. “Nous avons plusieurs décennies de produits à Portland, explique Barry Smith, en charge du design de la marque américaine Columbia. On était sur un travail sur les pièces des années 90. Et nous allons vers les années 2000. Il y a une réinterprétation des pièces fortes en leur appliquant les technologies et les matières d’aujourd’hui. La fonctionnalité est de plus en plus essentielle. Et je crois que nous avons une place à prendre dans le lifestyle technique”. La marque travaille ses lignes textiles pour qu’elles s’adaptent à un univers citadin mais a aussi recruté une nouvelle équipe pour son offre chaussures afin de proposer des modèles beaucoup plus liés à la tendance des sneakers.

Mais pour beaucoup d’acteurs traditionnels de l’outdoor, en particulier européens, la question qui se pose est : “est-il déjà trop tard?”. Car ce potentiel autour de la créativité qui explose aujourd’hui au grand jour, les marques d’outdoor, (à l’exception d’un Salomon qui signe des collaborations avec Boris Bidjan Saberi et le japonais Fumito Ganryu), ont mis du temps à l'appréhender, et ce sont des acteurs venus d’autres segments de marché qui ont pris l’ascendant. 


La veste Adidas Futurecraft.loop - Adidas Terrex



Côté moyen de gamme, les géants du sport-lifestyle ont su au mieux interpréter l’intérêt pour la montagne et les grands espaces. Nike, avec sa collection ACG joue avec les codes de la chaussure de montagne, forte de son expertise sneakers, et donne un accent lifestyle aux polaires et vestes. Mais c’est surtout Adidas, avec Terrex, qui a senti l’appétence du consommateur urbain grandir et a su lui proposer des pièces à la fois techniques et avec du style.

Sur le salon Ispo, la ligne d’Adidas, qui depuis peu de temps s’affiche sur un immense stand, a signé de belles collaborations sur les dernières saisons, comme avec le label branché Kith, pour mettre en lumière sa ligne. L’an passé, elle a notamment apporté une silhouette de parka citadine au style épuré avec des propriétés techniques qui n’était pas sans rappeler quelques belles pièces, techniques et chics, développées par les japonais Descente ou Goldwin. En 2020, Terrex va plus loin avec sa veste Futurecraft.loop : légère et d’un blanc immaculé, celle-ci fait penser à un kimono et est à la fois créative et réalisée avec une approche responsable, car conçue avec des matériaux recyclables. 



Collection Nike ACG printemps-été 2020 - Nike



L'écoresponsable monte en puissance



Et c’est l’autre tendance majeure : le développement de l’offre responsable. Les marques de montagne et outdoor ont longtemps exploité les images de nature, mais sans réellement se préoccuper, pour beaucoup d'entre elles, des questions de responsabilités écologiques et sociales, aspect qui devient pourtant clairement des plus prégnants pour les consommateurs, les urbains notamment. 

Plusieurs grands acteurs de l’outdoor gagnent des points en dehors des montagnes depuis plusieurs années déjà, et les approches sont finalement assez nombreuses pour tenter de gagner de nouveaux consommateurs. Cet intérêt grandissant pour l’univers outdoor apparaît très lié à un désir fort de reconnexion à la nature d’une population majoritairement citadine, dans les pays développés, en véritable quête de sens : ces urbains qui rêvent de nature, d’aventure et de grands espaces. Sur ce terrain, certaines marques outdoor ont déjà une longueur d’avance. 


L'installation baroudeurs se tient ce mois ci chez Merci - Merci


Exemple concret actuellement à Paris Chez Merci : sous la coupole du concept-store, l’exposition Baroudeurs joue avec les codes du trek, de l’escalade et du camping sur un ton chic. Chaussures Palladium et Blundstone et sacs Bleu de chauffe côtoient les vêtements Patagonia. La marque californienne, créée par Yvon Chouinard, chantre de l’entreprenariat responsable, se retrouve depuis plusieurs saisons dans les concept-stores les plus pointus de la planète. Dans son sillon, avec des dirigeants des géants du digital de la Silicon Valley qui ont adopté la polaire ou la doudoune sans manches comme nouvel uniforme, également symbole de leur réussite, les marques outdoor séduisent les jeunes cadres dynamiques. En janvier, sur le dernier salon Ispo, le ton a définitivement changé : là où il y a quelques saisons il était question d’imperméabilité et de légèreté, la priorité était désormais de mettre en avant les derniers développements écoresponsables. Sur le salon, Bergans of Norway mais aussi Fjallraven, Scott ou Craghoppers ont dédié des installations spécifiques pour ainsi mettre en avant leurs initiatives. Peu de marques positionnées sur un segment premium peuvent se départir d’un discours responsable au niveau environnemental, d’autant que, selon une récente étude réalisée par le cabinet Deloitte sur les consommateurs des pays d’Europe centrale, la moité des consommateurs seraient aujourd’hui prêts à payer entre 8 et 20 euros de plus pour un produit de qualité similaire mais écoresponsable. 

Cette approche responsable est aussi au cœur du succès de Picture Organic Clothing. Il y a quelques années, la marque française avait réalisé une percée sur le marché du ski et du snowboard en apportant une touche urbaine et a depuis diversifié ses lignes pour apporter une offre lifestyle tout au long de l’année. Un créneau sur lequel prospère aussi la marque de vêtements canadienne TenTree, qui promet de planter des arbres pour l’achat de ses produits. Ces labels, spécialistes du plein air, sont ainsi entrés dans les magasins multimarques mode dans les villes. 

Les labels urbains se lancent sur les pistes



A l’inverse, la montée en puissance de l’outdoor a, comme dans le luxe, attisé les ambitions de labels urbains plus habitués aux rayons des jeanneurs ou des enseignes jeunes. A l’Ispo, ceux-ci s’affichent sur le segment technique : dans le hall B4 du salon allemand Superdry présentait ses dernières collections ski et snowboard, alors qu'un peu plus loin, Fila et Ellesse mettaient en avant leurs lignes. Les marques issues des 80’s, qui ont bénéficié à plein de la tendance rétro sport ces dernières saisons pour se relancer, cherchent à présent des relais de croissance. “Ellesse est totalement légitime sur le ski, le ski fait même partie du logo de la marque, explique Antoine Tinel qui distribue la marque en France avec The Lifestyle Company. Nous avons de la place pour prendre des parts de marchés en plaine bien sûr mais aussi chez les multimarques en station qui pourront proposer une marque et de la technicité à leurs clients”. Cette collection, qui mise sur un style épuré et près du corps, vient chahuter un marché du milieu de gamme. Si la réponse est présente au niveau technique, ces labels ont de grande chance d’atteindre leurs objectifs. Ils ne se frotteront bien sûr pas aux marques leaders de l’outdoor mais leur notoriété, en revanche, pourrait clairement jouer en leur faveur auprès des consommateurs urbains, à l’heure de la comparaison avec des marques de ski moyen de gamme peu connues en dehors des montagnes. 


Superdry veut séduire les urbains adeptes de ski - Superdry


La solidité des passerelles entre luxe et outdoor demandent encore à être confirmée, mais la démocratisation et les propriétés des matériaux techniques ouvrent clairement de nouveaux horizons à la fois pour les marques de luxe et pour les marques de prêt-à-porter. Les labels outdoor, qui maîtrisent l’aspect technique et connaissent les besoins des sportifs urbains attirés par les aventures au grand air, sauront-ils profiter de cette dynamique? Eux qui évoluent depuis des années sur un segment en croissance mais conservateur, devront certainement prendre des risques pour contrer une concurrence nouvelle. Mais avec un style plus moderne, couplé à des approches responsables, ce marché, qui avoisine les 6 milliards d’euros en Europe en valeur, pourrait bénéficier d’un relais majeur. 

Au final, une silhouette détonante du dernier défilé Off White, mêlant veste de ski et robe de mariée, résume bien ce que vit le monde de l’outdoor : les codes infusent, passent allègrement du technique au stylé, pour un cocktail surprenant, créatif et vivifiant.

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