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Sandrine Conseiller (Aigle): "Nous n'appliquerons pas en France la prise de température à l'entrée du magasin"

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5 mai 2020

En juin 2019, Sandrine Conseiller quittait Lacoste et le poste de directrice marketing du Crocodile pour prendre la direction générale d'Aigle, autre label du groupe Maus Frères. Face à la crise liée à la pandémie de Covid-19, la dirigeante gère aujourd'hui la reprise d'activité en Asie, où la marque est présente de longue date avec un réseau de boutiques en propre, et prépare le déconfinement en France. Pour FashionNetwork.com, elle partage les enseignements tirés de la réouverture en Chine, les initiatives de l'entreprise au sein de son unité de production de bottes de la Vienne et son sentiment concernant la reprise des activités de la marque française.


Sandrine Conseiller, directrice générale d'Aigle - Aigle



FashionNetwork.com : Chez Aigle, comment êtes vous organisés face à cette crise depuis deux mois?

Sandrine Conseiller :
Comme pour toutes les entreprises, c'est un contexte difficile auquel personne n'était bien entendu préparé. Ensuite, pour les équipes du siège, c'est particulier car nous avions emménagé dans notre nouveau siège, boulevard de Montmorency, dans le XVIème arrondissement de Paris, juste deux semaines avant le début du confinement. Les équipes ont juste pu découvrir les locaux, un mélange d'esprit industriel avec des codes liés à la nature, avant de partir. Je pense que de cette situation inédite,  il y a des points positifs à garder, comme la ponctualité lors des visioconférences, l'écoute de chacun durant celles-ci ou encore la créativité des équipes, avec des idées surprenantes qui germent. Après, pour le comité de direction, cela fait plus de deux mois que nous sommes confrontés à cette crise...

FNW : C'est-à-dire?

SC :
Pour nous, depuis le 24 janvier et la fin des congés du Nouvel An chinois, nous sommes en gestion de crise, d'abord en Asie. Puis c'est devenu concret pour les équipes en Europe. Dans ce contexte, nous avons appliqué une ligne directrice en suivant deux critères : la protection des salariés et la pérennité de l'entreprise. Pour toute décision, ce sont les deux critères qui doivent d'abord être validés et qui sont simples à communiquer. Nous avons fermé nos points de vente en Europe, et notre usine d'Ingrandes (dans la Vienne), qui n'avait jamais fermé, a aussi dû stopper son activité de production de bottes. En revanche, en Asie, nous avons rouvert nos 202 magasins en Chine. Hong Kong n'a jamais fermé. En revanche, le Japon est à l'arrêt.

FNW : Le fait d'avoir une activité en Chine vous aide-t-il à préparer la réouverture de votre réseau en France à partir du 11 mai? Qu'observez-vous sur place?

SC :
Nous communiquons auprès de nos équipes sur la situation en Asie et inversement. Partager ces informations fait du bien au moral des collaborateurs. C'est une chance énorme d'avoir des marchés dont on peut s'inspirer, même si le contexte culturel peut différer. Dans notre réseau en Chine, il y a le port du masque obligatoire, des masques et du gel hydroalcoolique à disposition, la désinfection de toutes les zones de contact sur les portes et les cabines d'essayage ainsi qu'un respect des distances avec un marquage au sol. Nous avons aussi désinfecté toutes les boutiques avant leur réouverture.


Un magasin Aigle en Chine - Aigle



FNW : Allez-vous mettre cela en place pour la réouverture en France?

SC :
On prépare en effet la réouverture avec cela en tête. Nous planifions actuellement la désinfection de nos points de vente par un procédé de nébulisation. Ce n'est pas obligatoire, mais cela rassure les clients et le personnel des magasins. Il y aura ensuite un nettoyage renforcé au quotidien. La seule pratique que nous n'appliquerons pas est la prise de température à l'entrée du magasin. Nous pensons que c'est un frein culturel trop important en France et cela n'aurait pas de sens.

FNW : Au niveau l'activité, quelles observations faites-vous en Chine?

SC :
Après deux mois, on constate que tout le monde, personnel de vente comme clients, a en tête ce qu'on appelle ici les gestes barrières. Les gens évaluent quasi automatiquement s'il y a trop de monde dans un magasin avant d'entrer. Au niveau des comportements d'achat, on observe une évolution selon la date de réouverture. Les premières boutiques, en mars, n'ont pas eu beaucoup de trafic, les clients se promenaient et revenaient dans les zones de vie et de commerce. Mais à partir d'avril, il y a eu un retour de la consommation et nous sommes à 70% de l'activité enregistrée l'an dernier à la même époque, sachant qu'en janvier nous avions démarré avec une croissance de 20%. A Hong Kong, la vente privée réalisée début avril avec nos clients VIP a très bien fonctionné, avec une hausse à deux chiffres par rapport aux derniers événements. Ce n'était vraiment pas assuré.

FNW : En ce qui concerne les comportements, les clients chinois sont-ils prêts à essayer les produits?

SC :
Sur ce marché, il n'y a pas de réticence à essayer les produits. Les clients sont plus attentifs à tout ce qui concerne le contact humain, la communication avec le personnel de vente. Pour les produits essayés, en général en Asie, les clients choisissent un produit et on va leur chercher un produit empaqueté. C'est un rituel de vente que nous pouvons reproduire en Europe dans notre réseau (70 points de vente, ndlr).

FNW : Avez-vous gardé une activité en ligne en Europe?

SC :
Oui et cela a très bien fonctionné. Nous avons fait d'importantes progressions, en particulier avec notre offre de bottes. Nous avons enregistré des croissances à deux chiffres.

FNW : Avez-vous également communiqué auprès de vos clients durant cette période?

SC :
Nous avons fait beaucoup de travail sur des newsletters non marchandes, sur la journée de la Terre ou encore sur comment occuper les enfants. Et nous avons eu des taux d'ouverture très importants. Nous avons proposé des contenus quasi hebdomadaires. Le lien avec les clients se crée sur un rapport d'authenticité et je pense que ce sera important en sortie de crise. Et nous voyons que l'intérêt pour nos contenus est présent, également pour les contenus marchands. Nous avons aussi fait une série de photos pour présenter des pièces et ce sont les équipes d'Aigle qui les portent. Auparavant, on n'osait pas vraiment faire cela, mais là c'était naturel. Cela a été très bien perçu.

FNW : Aigle a une autre particularité, celle d'avoir son propre outil de production de bottes à côté de Châtellerault. Vous avez récemment rouvert le site pour produire des masques, ce n'est pas exactement le même type de produit...

SC :
Je parlais des idées qui émergent. Ce qui est intéressant dans cette crise, c'est aussi les valeurs humaines qui ressortent. Il y a un élan de solidarité dans le secteur, né de cette situation. Notre unité de production est à l'arrêt. Mais sur place, nous avons des piqueuses. Nous avons mis sur pied ce projet sur la base du volontariat et tout le monde s'est porté volontaire. Nous avons fait des essais. Ce n'est pas la même chose que de piquer la doublure de la botte, mais nous avons été aidés par le reste du groupe qui s'était déjà lancé dans la production de masques.

Nous allons sur une production de 600 masques par jour pour la communauté d'agglomération de Grand Châtellerault. C'est une fierté pour toute l'entreprise. Pour cela nous avons mis en place des gestes barrières. Et en parallèle, nous travaillons pour avoir une organisation dans l'unité de production pour la reprise. Nous avons beaucoup de manipulations manuelles et c'est un travail collectif ; nous travaillons pour adapter l'organisation en respectant nos deux critères clés de la sécurité des salariés et de la pérennité de l'entreprise.


Production de masques dans l'unité de production de bottes d'Aigle dans la VIenne - Aigle



FNW : Justement au niveau de la production, comment gérez-vous les stocks de la saison actuelle et le calendrier pour les prochaines saisons?

SC : La marque s'appuie sur des produits avec une personnalité assez intemporelle et durable. Cela permet d'avoir une partie de la collection actuelle déportée sur l'automne. Et nous aurons la même démarche pour le printemps-été 2021. Mais nous n'avons pas d'inquiétude sur la production car nous avions sécurisé notre sourcing et nous devrions tenir notre calendrier de livraison. La question qui se pose concerne la mise au point des collections. Pour la majorité des fonctions de l'entreprise, le télétravail fonctionne bien, mais pour celles qui doivent travailler la matière, manipuler les échantillons, c'est une situation compliquée. Ce sera l'une des premières équipes à retourner au bureau pour travailler sur la finalisation des collections.

FNW : A titre personnel, vous êtes arrivée à la tête de l'entreprise il y a moins d'un an. On imagine qu'il s'agit d'un contexte très déstabilisant...
 
SC : J'ai pris la direction de l'entreprise en juin 2019. Malgré ce cadre très compliqué, notre chance est d’avoir pu construire avec le comité de direction une vision pour Aigle avant cette crise. Nous n'avions pas encore initié son exécution, sa retranscription dans les collections par exemple. Nous n’avons donc pas été coupés dans notre élan.
 
FNW : Vous étiez, pour la marque phare du groupe Maus, à la direction marketing. Les deux entreprises n'ont pas la même envergure, mais que pouvez-vous prendre chez Lacoste pour l'appliquer chez Aigle ?
 
SC : La force de Lacoste c'est d’être une marque iconique, avec une histoire et des valeurs fortes tout à fait en prise avec l'air du temps. Même si les marques sont très différentes, c'est également le cas pour Aigle. Je me suis donc tout d’abord plongée dans l'histoire de cette marque patrimoniale qui a débuté il y 167 ans. Aigle a tout d'abord produit des coques en caoutchouc naturel à placer sur les chaussures de ville qui permettaient de sortir de chez soi par tous les temps tout en étant présentable, c’est ce que l’on appellerait aujourd’hui la mobilité urbaine. D’un point de vue produit la marque s’est construit sur un équilibre entre le style et la fonction. C’est un concept ultra pertinent aujourd'hui. Il faut juste trouver le ton juste et pour l’exprimer.
 
FNW : Comment allez-vous procéder ?
 
SC : Tout d’abord cet équilibre entre style et fonction doit être réaffirmé dans les collections. Avoir ces deux éléments au même niveau est assez inédit. Beaucoup de marques ont du style mais n'apportent pas de fonction, et inversement. Aigle dispose d'un certain chic, un esprit plus outside qu'outdoor. Ensuite, Aigle est une marque très engagée sans que cela soit vraiment exprimé. Nos bottes sont en caoutchouc naturel et sont produites en France, dans notre Manufacture depuis 1853 et sont conçues pour durer toute une vie comme tous nos produits : l'obsolescence programmée n'a jamais fait partie de notre vision ! Nos produits textile techniques sont réalisés en Asie car c'est là-bas que sont les savoir-faire. Mais en Asie comme en Europe, vous pouvez produire un vêtement durable ou un produit "jetable". Nous faisons des vêtements durables avec nos partenaires en Asie depuis que la marque propose du textile. Ce qui est très important lorsque l’on a la chance d’être en charge d’une marque iconique, c'est de comprendre qu'il est possible de la faire évoluer mais pas de la transformer. Nous allons donc construire sur les fondamentaux de la marque en les renforçant : le style et la fonction et l’impact positif.


Pour l'automne, Aigle signe une collaboration avec Koché. Elle propose aussi des pièces urbaines dédiées à la pratique du vélo avec la marque Urban Circus - Aigle



FNW : Il est beaucoup question de retour à une production européenne, voire française. Qu'en pensez-vous?

SC : Le groupe produit déjà en Europe. Nous avons investi dans un outil de production et nous continuons d'investir. C'est un choix stratégique qui était fort. C'est encore plus pertinent à présent.

FNW : Comment envisagez-vous la sortie de crise? Ce confinement et ses répercussions vont avoir un impact lourd sur les résultats et les capacités d'investissement des marques, non?

SC : Vous savez, nous avons envie de communiquer sur une dimension positive. Nous sommes restés sur la dimension humaine. Nous pensons qu'on aura envie de sortir. Nous voulons avoir un ton joyeux, présenter notre collection colorée. Bien sûr que les dépenses sont réalisées à l'aune de ce qui est essentiel. Mais nous savons qu'il faut être rationnel. Cette année est exceptionnelle. C'est une parenthèse que l'on n'évaluera pas avec nos outils de mesures habituels. On pilote l'activité et on a travaillé sur les coûts avec la notion de pérennité en tête. On suivra nos performances avec nos outils de mesures claissiques à partir de l'année prochaine.

 

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