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12 févr. 2021
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Sylvie Chailloux (UFIMH): "Nous ne sommes pas sur une crise à la 2008"

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12 févr. 2021

Codirigeante de l'entreprise Textile du Maine, Sylvie Chailloux vient de prendre la présidence de l'Union française des industries de la mode et de l'habillement (UFIMH), avec un mandat de trois ans pour accompagner la transition d'une filière qui, de la distribution aux filateurs, a tremblé sur ses bases avec la crise sanitaire. Mais cette dernière a aussi été l'occasion de renouer un dialogue délaissé entre les différents maillons de la chaîne. Ce qu'explique la nouvelle responsable de la filière, qui évoque pour FashionNetwork.com les différents challenges à relever, accompagnée pour l'occasion du président de la Fédération française du prêt-à-Porter féminin, Pierre-François Le Louët, illustrant ainsi la coopération qu'elle entend forger entre industriels et marques.


Sylvie Chailloux - UFIMH


FashionNetwork.com : Au sortir d'un exercice 2020 unique à bien des égards, que retenez-vous pour la filière?

Sylvie Chailloux: J'ai retenu de la filière beaucoup de dynamisme. C'est une année qui va marquer les mémoires, et que j'ai surtout vécue au travers de la production de masques (Sylvie Chailloux nous parlait au printemps des masques du réseau Mode Grand Ouest, ndlr). J'ai été agréablement surprise de cette facilité avec laquelle les entreprises ont renoué des liens pour atteindre un objectif citoyen, dans une véritable bienveillance. Notamment entre tisseurs et façonniers, deux mondes qui évoluaient en parallèle, mais ne se parlaient plus beaucoup. Nous avons redécouvert que nous faisons le même métier. Nos amis tisseurs nous dirons qu'on ne peut pas faire de vêtements sans matière, et je leur répondrais que, sans les vêtements, ils perdent leurs débouchés. Donc nous avons tout intérêt à travailler main dans la main. Et ceci même si, par exemple sur le textile technique, il y a des débouchés différents comme l'automobile.

FNW: L'Union des industries textiles évoquait effectivement la possibilité de voir des tisseurs se détourner de la mode…

SC: J'espère que l'on va réussir à reconcentrer nos forces. Il faut une vraie offre française différenciante, notamment autour des valeurs de la RSE. Le secteur textile-mode tricolore, qui est très touché, a une véritable opportunité, doit réfléchir à un produit singulier qui porterait les valeurs de la France et serait construit autour des acteurs de sa filière. J'en apprends tous les jours sur la RSE, et on s'aperçoit vite que cela implique de faire l'analyse du cycle complet de la vie du produit.

A chaque étape, il y a des efforts à faire. On a au départ une fibre, qu'il faut transformer en produit le plus durable possible. Par le passé, dans la haute couture, on prévoyait des rélarges (tissu laissé en réserve lors de la couture pour une éventuelle modification ultérieure, ndlr) dans les valeurs de coutures afin que le vêtement puisse suivre l'évolution du corps. Aujourd'hui, c'est quelque chose qui n'existe plus. Or cela peut être un indicateur de durabilité.

Il faut aussi réfléchir à faire moins de mélanges de matériaux, car le recyclage butte encore sur cette mixité des matériaux. Le fait de travailler plutôt avec un fabricant français, voire européen, peut venir du fait qu'il aura travaillé sur des critères énergiques ou sociaux. Plus on ira se poser des questions, plus nous trouverons des solutions. Nous ne sommes pas une très grosse filière, donc nous pouvons nous parler, je pense. Car nous avons des intérêts communs face à ces challenges.

FNW: Innovation et RSE sont donc les clefs du Made in France?

SC: Nous sommes en train de réfléchir à des articles dont nous pourrions relocaliser la production. Et, contrairement à ce que beaucoup pensent, plus l'article est simple, plus il est relocalisable. Or les marques, elles, se disent qu'il sera plus facile de valoriser le Made in France sur des produits complexes, démontrant des savoir-faire. Ce n'est pas pour moi la bonne démarche de départ. Par contre, ce qui est clair pour moi, c'est que nous devons être des apporteurs de solutions concernant la fibre elle-même. La filière textile est encore assez réduite en France. Mais plus les fabricants textiles seront capables de travailler ensemble, plus ils seront en capacité de nous proposer des produits innovants, avec des délais agiles. Ce sont là autant de chantiers à mener, car on voit bien que la demande explose sur les produits écoconçus, alors qu'il n'y a en face qu'une offre très minime, avec principalement des petites marques. Quand bien même on pourrait faire exploser cette offre écoresponsable et répondre à la demande des consommateurs. Et la crise du Covid-19 a été un nouveau déclencheur de cela.

FNW: Les entreprises de la filière ont-elles aujourd'hui pris la mesure de l'enjeu, selon vous?

SC: Il y a des marques qui se sont emparées de ces sujets, beaucoup de chantiers sont ouverts. Mais il n'y a pas de lien qui se fait au niveau de la filière. Les marques se disent qu'elles ne savent pas comment trouver une force de fabrication française. Et les tisseurs/tricoteurs ne savent pas vraiment comment mettre en avant leurs offres plus vertueuses, dont il faut savoir défendre le prix de vente supérieur. Or il ne suffit plus de dire qu'un produit est écoconçu; il faut le démontrer, étayer, trouver des indicateurs. Sur ce point, la filière a son rôle à jouer.

FNW: De nombreux labels existent déjà. S'agit-il de les employer ou d'en créer d'autres, propres à la filière?

SC: Les consommateurs se guident avec des labels à partir du moment où ils leurs font confiance. Dans la filière textile, nous avons par exemple le label France Terre Textile. Au GFF (Groupement de la fabrication française), nous réfléchissons à un label construit autour de la fabrication française, suite à toutes les démarches menées autour de la RSE, afin de conforter ces démarches et de les faire connaître. Au niveau des marques, peu d'entre elles se sont emparées de ces labels. Mais il y a des initiatives comme Clear Fashion (appli permettant de connaître le niveau d'écoresponsabilité des produits de mode, ndlr) pour promouvoir les produits plus vertueux. Il y a une demande. A nous d'aligner notre offre dessus.

Pierre-François Le Louët: Les marques utilisent des labels, mais il y en a tellement qu'il faut essayer de clarifier la nature des bons labels. Et c'est notamment ce que la Fédération du prêt-à-porter féminin s'emploie à faire. Aux fabricants textiles de savoir comment structurer leurs différents labels. Nous, notre rôle est de savoir unifier les démarches côté habillement. Ce qui est d'ailleurs en bonne voie.


Pierre-François Le Louët - FFPAPF


FNW: Où en est aujourd'hui la reprise d'activité de la filière?

SC: Notre tour de table hebdomadaire montre que nous sommes sur un recul moyen de l'ordre de 15 % pour les différents métiers de l'habillement. On pense que la situation va continuer à s'effriter, au moins sur cette première partie de 2021. Le retour à la normale n'est pas pour tout de suite, et se fera par paliers. Pour l'heure, nous avons quelques acteurs en souffrance. Mais je pense que l'on ne sera pas sur des défaillances massives. Nous ne sommes pas sur une crise à la 2008, mais sur une pandémie, qui est plus larvée et prend du temps à se régler. C'est cette durée qui abîme le contexte économique.

FNW: Au-delà de la RSE, quels seront les principaux chantiers des prochains mois?

SC: La RSE va être l'un des premiers et principaux chantiers à mener. Vient ensuite toute la partie innovation, avec la virtualisation et la digitalisation, de la conception jusqu'à la vente du produit. Il y a également tout un travail international à mener, car la crise nous empêche de gérer nos activités comme d'habitude, donc il faut réfléchir collectivement pour proposer à nos entreprises adhérentes des moyens alternatifs de faire du business.

C'est la survie de nos entreprises qui est en jeu. Cela nous paraît un sujet essentiel, nous avons identifié des outils, et nous sommes en phase d'acculturation de la filière pour voir ce que l'on pourrait mettre en œuvre. Car si nous sommes toujours dans cette situation l'hiver prochain, il faut que nous puissions continuer à créer, même à distance. Car même si pour l'instant nous avons des stocks, il ne faut pas s'appauvrir en termes de créativité.

FNW: Comment la crise va-t-elle affecter le rythme des collections et stocks à moyen terme, d'après vous?

SC: On voit que chaque marque veut adapter son calendrier de collection à son mode de distribution. Ce n'est pas forcément mauvais, mais c'est encore assez brouillon et difficile à suivre, même pour nous les fabricants. On est actuellement sur quatre collections différentes en fonction des modèles économiques. Il fait toujours beau quelque part sur la planète, donc il est normal de fabriquer de l'été et de l'hiver en même temps. Cela fait partie d'un renouveau de la filière. Plutôt que d'aller à contre-courant, il faut l'intégrer, gagner en réactivité. Et faire vivre cela façon événementielle.

FNW: Evénementialiser de quelle façon?

PFLL: Il y a une nouvelle façon d'éditorialiser l'offre qui est en train de se développer et de se déployer. Avec des types d'offres différents, des messages plus courts dans le temps pour correspondre à des moments précis dans le calendrier. Le dialogue sur les réseaux sociaux étant continu, il faut aller alimenter ce dialogue avec sa communauté, et sur différents sujets, y compris sur ses rythmes de collections. Il y a un nouveau calendrier qui se met en place, bien qu'il ne soit pas encore uniforme entre les marques. Mais ce qui vient modifier au départ ce calendrier, c'est le rythme des réseaux sociaux. Ce n'est plus le rythme des saisons tel qu'il était sanctuarisé précédemment.

SC: L'agilité qu'il faut gagner doit aussi nous permettre de générer moins de stocks et moins de soldes. Si on est sur le rythme des réseaux sociaux, cela va normalement fluidifier l'offre. Et surtout, je l'espère, limiter la casse. Car aujourd'hui les produits n'ont plus de valeur. Les consommateurs sont largement tournés vers les soldes et promotions. C'est dramatique pour le produit, car on y consacre de moins en moins valeur, sachant par avance qu'on ne pourra pas le vendre au juste prix. C'est un cercle qui devait casser. Or, pour encourager de la relocalisation, il faut consacrer une part plus grande au produit.

FNW : Faut-il sur les soldes et promotions que l'Etat intervienne, comme il l'a fait sur la destruction d'invendus?

PFLL : Nous, nous pensons que c'est le consommateur qui choisit, et que la priorité doit être d'abord de faire moins de stocks. Il faut arrêter de produire n'importe quoi en se disant "C'est pas grave, on le vendra en soldes ou chez des déstockeurs !". La question des soldes ne satisfait personne dans la profession. Mais des habitudes ont été prises par les clients, et il faut que la filière s'adapte en conséquence. Au-delà des soldes, il faut que les marques soient responsables dans leur politique de promotions.

FNW : Quel regard portez-vous sur les aides déployées depuis un an?

SC: Le plan de relance est conséquent et intense. Il nous fallait impérativement des relais pour le vulgariser. Il y a tellement de possibilités et d'acteurs à contacter que nous avons dû passer beaucoup de temps à essayer d'aider les entreprises à s'y retrouver. C'est un peu dommage de faire des choses complexes pour prévoir tous les cas particuliers. Cela crée des usines à gaz.

Pour rappel, le plan de relance aide toutes les entreprises, mais pas dans toutes leurs activités. On a peu entendu l'Etat sur la digitalisation du commerce, là où l'industrie a été énormément favorisée. A trop centrer les aides sur des sujets décidés par le gouvernement, on ne satisfait pas grand monde. Par exemple, le fait qu'il n'y a pas de tourisme en France, alors que c'est l'un des principaux débouchés des entreprises de mode, n'a pas du tout été pris en compte. Je le vois dans mon entreprise, très touchée, mais qui n'est pas considérée comme "en difficulté" car ne faisant par partie des secteurs spécifiquement aidés.

PFLL: On est dans l'attente de mesures spécifiques aux industries de la mode et du luxe, qui ne sont toujours pas là, alors que des secteurs comme l'automobile ont eu des soutiens sur mesure. Nous ne désespérons pas. Nous attendons avec impatience la présentation d'une nouvelle stratégie pour les industries créatives par le ministère de la Culture dans les semaines qui viennent. On attend également les travaux de la DGE (direction générale des entreprises) nous concernant. En attendant, la profession ne cesse de faire des propositions, notamment en matière de numérisation, où il a fallu que les Comités professionnels de développement économique, le Défi et les fédérations se substituent aux aides d'Etats pour faire en sorte que les marques ne soient pas complétement abandonnées.

FNW: Quels sont aujourd'hui vos contacts avec l'exécutif?

PFLL : Il y a un vrai dialogue, que ce soit avec Bercy, le ministère de la Culture ou le ministère des Affaires étrangères pour l'exportation. On sent bien que le dialogue est là, qu'il n'est pas rompu. Mais nous attendons des résultats. Car au sein de la filière le dialogue est aussi bien réel, constant, et beaucoup plus structuré que par le passé.

SC : Notre volonté à l'UFIMH est de réussir ces transformations et à ne parler que d'une seule voix, pour toute une profession, toute une filière. C'est ce qui est attendu par les acteurs de tous bords, qui en apprennent chaque jour un peu plus sur les réalités des autres acteurs de la filière.

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