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Thibaud von Tschammer (Deveaux): " Le Covid n'était rien à côté de la crise énergétique"

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15 déc. 2022

Les spécialistes de l'ennoblissement et de la teinture textile souffrent particulièrement de l'accroissement des coûts énergétiques. Incontournable acteur français du domaine, le groupe rhodanien Deveaux ne fait pas exception. Employant 240 personnes sur ses trois sites tricolores, l'industriel connu pour ses impressions textiles réalise la moitié de ses 50 millions d'euros de chiffre d'affaires à l'export, mais n'a pas retrouvé ses niveaux d'avant-crise. A l'occasion du salon Blossom Première Vision, qui s'est tenu au Carreau du Temple à Paris ces 14 et 15 décembre, son directeur général Thibaud von Tschammer évoque les dangers menaçant la filière à l'échelle française et européenne, les investissements mis en suspens, et le besoin de machines réduisant les dépenses énergétiques.


Thibaud von Tschammer - Deveaux SA


FashionNetwork.com : Comment s'est déroulé l'exercice 2022 pour le groupe Deveaux ?

Thibaud von Tschammer : C'est une année à peu près correcte, mais nous sommes comme tout le monde très soucieux de nos coûts de production. Nos factures d'électricité ont été multipliées par cinq, et nous payons notre gaz de cinq à huit fois plus cher. Ce n'est pas soutenable. Tant que le gouvernement ne prendra pas des mesures réelles comme en Espagne et au Portugal, et tant qu'il ne prendra pas la mesure de l'enjeu, on ne pourra pas s'en sortir. Sur cette année, nous allons peut-être toucher 15.000 à 20.000 d'euros d'aides, alors que l'impact est de 1,2 million d'euros. Et, de toute façon, nous ne pouvons pas vivre d'aides. Ce qu'il faut, c'est que la France se désolidarise de l'Europe, qui indexe les coûts de l'énergie sur l'énergie la plus défavorable, à savoir le gaz. La France n'a pas à payer les mauvais choix énergétiques de certains pays.

FNW : La crise énergétique vient-elle s'ajouter aux dégâts de la crise sanitaire?

TvT : Le Covid, ce n'était rien à côté de la crise énergétique : avec le Covid, tout le monde était à la même enseigne, car le monde entier était à l'arrêt. Nous nous sommes mis en hibernation pendant le temps qu'il fallait, et nous avons passé le cap. Avec la crise énergétique, nous ne sommes pas à armes égales. Vous avez des pays, notamment asiatiques, qui n'ont pas des coûts énergétiques qui explosent, car ils n'ont pas de sanctions en place vis-à-vis de la Russie. Ils achètent donc à bas prix gaz, pétrole et même charbon russes. Ces pays redeviennent donc très compétitifs par rapport à une Europe qui, elle, augmente ses coûts de production de 25%.
Il faut défendre l'Ukraine. C'est une démocratie qui est en jeu. Mais si c'est pour derrière acheter à l'Inde pour quatre fois le prix du pétrole que l'Inde achète à la Russie, nous arrivons à une situation qui ne peut pas fonctionner. Les sanctions doivent tenir compte de la compétitivité face à l'Asie.

FNW: C'est donc la "souveraineté industrielle" qui est en jeu, selon vous?

TvT : On parlait beaucoup dernièrement de réindustrialiser l'Europe, mais la situation actuelle va au contraire vers sa désindustrialisation massive. En continuant ainsi, la moitié de nos entreprises, textiles ou autres, vont déposer le bilan. Je n'aime pas être alarmiste, mais arrive un moment où il faut l'être. Voilà six mois que nous répétons cela au gouvernement: il y a un véritable enjeu de survie industrielle européenne.

Je comprends que l'Etat ne puisse pas nous aider massivement, car c'est 100 milliards d'euros qu'il faudrait. Alors, oui, nous pouvons relever nos prix. Mais arrive un moment où le consommateur ne peut plus suivre. Je viens de rencontrer des lainiers qui ont augmenté leurs prix de 60%. Des tissus qui valaient 20 euros le mètre passent à 60 euros. On va vers une production européenne où le client ne peut plus payer ses vêtements comme il ne peut plus payer sa nourriture.


Deveaux SA


FNW : Redoutez-vous un effet domino sur la filière?

TvT : Notre activité fonctionne bien, mais nos clients souffrent également, et il ne faudrait surtout pas que nous perdions nos clients. Le cas Camaïeu a beaucoup fait parler, mais vous avez d'autres chaînes comme Burton et autres qui commencent à déposer le bilan. Nous essayons donc d'être le plus dynamique possible en création, le plus serviable possible en production, afin de préserver nos clients... et de tenir le coup.

FNW : La situation freine-t-elle vos investissements?

TvT : Nous sommes un groupe qui investit en temps normal dans les deux millions d'euros par an. Mais nous sommes aujourd'hui obligés de couper dans ces investissements. On ne peut pas simultanément absorber le coût de l'énergie et investir. Or nous travaillons d'ordinaire à moderniser constamment notre équipement industriel, en investissant dans l'impression numérique, dans des laveuses, des machines à finition… Tout ce qui va dans le sens d'une meilleure qualité et d'une réduction des consommations.

FNW : La consommation des machines devient-elle un enjeu de poids?

TvT : Nous sommes désormais à 90% d'impression numérique. Ce qui nous permet notamment de diviser par deux notre consommation d'eau, et de réduire les besoins en énergie. Nous gardons de l'impression rotative pour les dessins qui le méritent qualitativement. Cette transition numérique, amorcée en 2008, a été au cœur de nos investissements ces quinze dernières années. Pour la suite, il n'y a pas encore de nouvelles révolutions dans le domaine des machines. Des constructeurs travaillent sur de nouveaux types de colorants, des techniques d'impression sans eau… Nous sommes donc sur le qui-vive, mais ce n'est pas pour tout de suite.

Il faut cependant noter une nouvelle donne: les constructeurs ne se préoccupaient pas de la consommation énergétique de leurs machines. Aujourd'hui, c'est devenu une question essentielle et un motif pour attendre avant d'investir. Il faut savoir ce que les futures machines réclameront en eau, gaz et électricité, sachant qu'on garde par exemple une encolleuse vingt ans. L'année 2050, industriellement parlant, arrive donc vite.

FNW : De nombreuses entreprises textiles veulent miser sur le photovoltaïque. Est-ce votre cas?

TvT : Pas encore, mais nous regardons cette possibilité. Ce sont des investissements très coûteux qui mettent ensuite dix à quinze ans à s'amortir. Cela ne changera pas la donne dans les trois prochaines années. Par ailleurs, les coûts de construction ont eux-mêmes augmenté, de l'ordre de 30%. Et même si nous le faisions, nous n'arriverions à couvrir que 20% de nos besoins.

Nous faisons beaucoup d'efforts pour décarboner nos productions. Nous allons arriver cette année à réduire de 20% nos consommations d'eau, d'électricité et de gaz. Ce qui est colossal à l'échelle du groupe. Ce sont des investissements que nous avions engagés bien avant la crise. Mais par rapport à une facture d'électricité multipliée par cinq, ce sont pour l'instant des efforts à effet nul.

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