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9 mars 2023
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Ukraine/Russie: quel impact sur le commerce textile depuis un an ?

Publié le
9 mars 2023

Aux premières heures de l’invasion de l’Ukraine, FashionNetwork.com se penchait sur la place de Russie et Ukraine dans le commerce européen de textile-habillement. Un an plus tard, les statistiques révèlent les fluctuations des échanges connus par les deux pays avec l’Union Européenne et les États-Unis, mais aussi ceux d’Asie-Pacifique.


Une usine d'habillement à RIvne (Ukraine) en 2019 - Shutterstock


Avant-guerre, la Russie était le neuvième plus gros client pour l’habillement européen, devant Turquie, Canada et Émirats Arabes Unis. Le pays importait en 2021 pour 2,25 milliards de productions européennes. Chiffre qui a chuté de 37,2% en un an, pour retomber à un niveau encore plus bas que celui connu en 2020, au plus fort de la crise sanitaire. Mais, paradoxalement, l’UE n’est pas le bloc occidental à souffrir le plus de la lutte engagée sur le terrain économique avec Moscou.

Avec la Russie, les États-Unis ont en effet eux-mêmes vu se fermer partiellement un marché limité mais d’importance. En 2021, les USA exportaient vers le pays 58,6 milliards de dollars de textile-habillement. En 2022, les dix mois de guerre, de sanctions prises contre Moscou et de boycott par les grandes enseignes à réduit ce chiffre de près de 60%.

A contrario, l’Ukraine, qui importait en 2021 pour 69 milliards de dollars de textile-habillement américain, a dopé ce chiffre de 37,5% en 2022. Côté Europe, l’Ukraine est désormais le 16e plus gros client pour l’habillement européen. Et ceci malgré une chute de 23,6% des expéditions en 2022, à 470,8 millions d’euros. Dans un pays où la consommation se concentre depuis un an sur l’utilitaire, les niveaux sont ainsi retombés aux bas niveaux connus en 2020.

Marchandises venant d’Ukraine et de Russie



L’Ukraine n’est pas un gros fournisseur de l’Union européenne en habillement. Les quelque 2.500 entreprises locales ne captent en effet que 0,41% de parts de marché en 2021. Année durant laquelle les exportations vers le Vieux Continent ont atteint 292 millions d’euros. Un chiffre resté stable en 2022, avec une inflexion le ramenant néanmoins à 287 millions. Avec des clients comme Adidas, Zara, Esprit, Next, Mexx, United Colors of Benetton, Tommy Hilfiger ou encore Hugo Boss, le textile ukrainien produit dans près de 9 cas sur 10 à l’exportation.


Ukraine et Russie étaient encore en 2022 au Top 20 des clients de l'habillement et du textile européen - Institut Français de la Mode


La Russie arrive quant à elle encore plus bas au classement des fournisseurs de l’Europe en habillement, avec pour 36 millions d’euros en 2021. Chiffre que la Russie est néanmoins parvenu à amener à 52,4 millions en 2022. Des chiffres bruts issus des données douanières qui pourraient en partie s’expliquer par le rapatriement de stocks d’enseignes ayant décidé de fermer leurs adresses locales.

Au début de la guerre, la Russie ne représentait pour l’UE que 0,05% des importations d’habillement et 0,27% des importations de textile. De très faibles parts de marché qui ne doivent pas faire oublier que l’activité de PME européennes repose sur ces marchandises.

Concernant le marché américain, l’Ukraine exportait pour 73,9 millions de dollars de textile-habillement vers les Etats-Unis en 2021. Ce chiffre a chuté de 27% en 2022. Par comparaison, la Russie jouait déjà avant-guerre une part négligeable dans l’approvisionnement américain, avec 8,7 millions de dollars de textile-habillement en 2021. Chiffre divisé de moitié en 2022. 

Un embargo aux conséquences dépassant la Russie 



Au déclenchement du conflit, une première vague d’enseignes d’habillement avaient annoncé suspendre leurs activités en Russie. Lancé par H&M et Nike, ce mouvement a ainsi été rejoint par des acteurs comme Mango, Bestseller, Asos, Kiabi… Des décisions qui dans certains cas se sont inscrites dans la durée, tandis que d’autres comme le groupe Inditex (Zara) prenait directement le parti de céder les activités russes à d’autres groupes.

Toujours est-il que la suspension, même temporaire, de certaines marques et enseignes en Russie ont eu des conséquences bien au-delà du “Grand Ours”. Les fournisseurs textiles d’Asie-Pacifique ont en effet vu s’arrêter des flux de commande destinés à la Russie, sans savoir si ces derniers allaient se rouvrir. Situation qui a particulièrement inquiété les fabricants chinois d’habillement, de loin les plus gros fournisseurs de la Russie, mais aussi de l’UE. “On s’inquiétait déjà pour la consommation chinoise, en raison des risques sanitaires, et voilà qu’une guerre éclate en Europe”, confie à FashionNetwork.com l’agent d’un fabricant chinois sur le salon Texword Evolution Paris.



Un magasin Zara fermé à Moscou en mars 2022 - Shutterstock


Second fournisseur de la Russie et de l’UE, le Bangladesh n’a pas non plus tardé à voir le conflit venir creuser ses chiffres. “La Russie elle-même était un marché grandissant pour le textile bangladais, atteignant presque le milliard de dollars dans nos exportations”, nous confiait en octobre Miran Ali, vice-président de la fédération bangladaise du textile-habillement (BGMEA). “Mais la moitié de nos exportations vers la Russie étaient du fait d'enseignes européennes vendant en Russie: H&M, Decathlon, Zara, Bestseller et autres… Quand ces marques ont suspendu leur activité russe, c'est donc pour nous la moitié de ce marché qui a disparu”, déplore l’industriel. 

Reste que les distributeurs présents en Russie ont vite trouvé les parades pour continuer à alimenter leurs points de vente en produits occidentaux. Tandis que les contrefaçons pullulent plus que jamais sur le marché, des “passeurs” particuliers se sont organisés dans le cadre de ventes directs. Et Moscou ferme désormais les yeux sur les produits importés depuis des pays tiers sans l’assentiment des marques, faisant notamment de la Turquie une étape de choix entre l’UE et la Russie.

“Les ex-pays soviétiques comme le Kazakhstan et l'Ouzbékistan peuvent aussi venir en partie compenser le manque à gagner connu avec la Russie”, nous explique ainsi Andrea Maria Antonini, conseiller régional de la région italienne des Marches. Un sourcing détourné qui a permis de limiter à 25% la chute des exportations de chaussures de la région vers la Russie. Qui était avant le conflit son premier marché à l’export.

Pour Miran Ali, les conséquences du conflit sur le commerce de textile-habillement se feront sentir dans la durée, au travers de l’inflation qu’elle aura imposée aux consommateurs: ”Pour les marques, c’est une chute de chiffre d’affaires qui limite leur capacité à nous commander de futurs produits”.


L’inflation européenne, conséquence à long terme du conflit



Cette expérience a également été partagée à divers niveaux par les industries du Vietnam, Inde, Pakistan, Cambodge, qui comptent parmi les principaux pourvoyeurs de vêtements pour la Russie. Mais c’est désormais bien au-delà de Moscou que les fédérations textiles locales ont les yeux braqués. Lorsque les premiers chars russes ont franchi la frontière de l'Ukraine s’est en effet enclenché un effet domino dont les effets à long terme sont redoutés par la filière dans son ensemble.


Le péage douanier ukrainien de Bachevsk, à la frontière russe - Shutterstock



Les importations européennes d’habillement venant d’Asie sont en temps normal le plus gros flux mondial du marché. De fait, la chute redoutée de la consommation en Europe pourrait à terme transformer les échanges internationaux du secteur, et accroître la concurrence entre pays fournisseurs, à l’heure où marques et donneurs d’ordres se feraient plus rares, plus intransigeants, et moins importants en termes de quantité. “Nos commanditaires américains disent qu’ils ont été de plus en plus démarchés par des zones qui exportent d’ordinaire peu vers les USA”, confie un fabriquant vietnamien de pièces à manche. “C’est ironique, que l’invasion de Poutine profite à des américains”.

Cette accroissement de la concurrence pour décrocher les commandes de marques occidentales fait redouter aux ONG une dégradation des conditions sociales et environnementales des productions. Un point abordé lors du récent forum parisien de l’OCDE à Paris, où une table-ronde était dédiée au sourcing d’habillement en terre de conflit. “On nous signale du travail forcé dans les régions de l’Ukraine”, indiquait ainsi Christina Hajagos-Clausen, directrice du syndicat international IndustriAll, qui pointe que les représentants du personnel sont, comme en Birmanie, des cibles privilégiées pour la junte. 

Un an après le déclenchement du conflit, selon certaines estimations, se cumuleraient jusqu’à 300.000 morts ou blessés dans les deux armées engagées. Chiffre au-delà duquel continue de se poser la question du sort des civils ukrainiens. Des civils parmi lesquels le pays comptait, avant-guerre, quelque 32.000 travailleurs textiles.

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