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Paul Kaplan
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18 janv. 2021
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À la rencontre de Brunello Cucinelli, le Jean-Jacques Rousseau de la mode italienne

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Paul Kaplan
Publié le
18 janv. 2021

Brunello Cucinelli a lancé mardi dernier le célèbre salon florentin Pitti Uomo. Connu pour sa philanthropie, ce créateur et entrepreneur de mode bien installé nous a expliqué son concept de "nouveau contrat social".


Brunelli Cucinelli - brunellocucinelli.com


Outre le lancement du salon virtuel depuis son siège à Solomeo — un village médiéval restauré par Brunello Cucinelli, doté désormais d'un espace de création, d'une école pour former des tailleurs et d'une usine de fabrication, sans oublier son propre petit théâtre —, le créateur a tenu à nous rappeler sa participation dans la restauration de Norcia, une petite ville à proximité de Pérouse, dévastée par un tremblement de terre en août 2016. Brunello Cucinelli a financé la reconstruction du clocher de la ville, qui surplombe la basilique Saint-Benoît, un édifice du XIVe siècle consacré à l'un des pères spirituels de ce designer humaniste.

Lors d'un récent séjour en France, Brunello Cucinelli a inauguré une nouvelle boutique sur l'avenue Montaigne et un tout nouveau showroom dans la capitale française. Sa boutique parisienne, située en lieu et place de l'ancien magasin Joseph qui fait face au Plaza Athenée, porte à quatre le nombre de magasins Cucinelli dans la ville.

Curieusement, malgré l'impact terrible de la pandémie sur l'industrie de la mode, la marque Brunello Cucinelli a plutôt bien résisté à la tempête, voire mieux que de nombreux concurrents. Selon ses derniers résultats, son chiffre d'affaires net a chuté de 17,5% au cours des neuf premiers mois de 2020, pour atteindre 378,7 millions d'euros. 

Nous avons rencontré Brunello Cucinelli via Zoom — celui-ci s'exprimait depuis son fief en Ombrie, où s'est tenu il y a dix-huit mois un "Solomeo Summit" qui réunissait une douzaine de leaders de la Silicon Valley, invités à discuter des diverses manières de devenir un entrepreneur humaniste. Un événement qui a attiré des personnalités de premier plan, comme Reid Hoffman, le cofondateur de LinkedIn, Drew Houston, le PDG de Dropbox, Ned Segal, le directeur financier de Twitter, une poignée de PDG et d'investisseurs du secteur des technologies, et Jeff Bezos, le fondateur d'Amazon, l'homme le plus riche du monde.

Trois jours de retraite dans l'arrière-pays pour réfléchir à une vision plus philanthropique du capitalisme. Brunello Cucinelli a la réputation de verser à ses employés un salaire environ 20% plus élevé que la moyenne; l'entrepreneur a par ailleurs distribué des primes importantes à son personnel quand sa société est entrée en Bourse, le transformant du même coup en milliardaire de la mode.


Solomeo, Italie - Shutterstock


La semaine dernière, Amazon a annoncé son intention de consacrer 2 milliards de dollars à la construction de logements abordables au sein de ses trois nouveaux sièges sociaux. Cette idée aurait-elle germé dans l'esprit de Jeff Bezos lors de sa visite à Solomeo ? 

Brunello Cucinelli, un grand lecteur féru de philosophie, qui cite souvent Dante, Chaucer ou l'empereur Auguste, s'est lui aussi forgé un nouveau concept entrepreneurial, et appelle à la mise en place d'un nouveau contrat social.

 
FashionNetwork: Qu'entendez-vous exactement par le formule "un nouveau contrat social"?

Brunello Cucinelli: Eh bien, comme vous le savez, depuis Platon et Aristote jusqu'à Hobbes, Locke et Rousseau, les philosophes ont souvent disserté de l'idée d'un contrat social. Aujourd'hui, il nous faut envisager un nouveau contrat social, un contrat qui inclut la création — où les humains et les animaux, la terre et l'eau coexistent en harmonie.

Il y a encore quelques siècles, nous vivions tous en harmonie à la campagne — en cultivant nos champs sans aucun engrais, en élevant des animaux. Un rapport très proche à la nature. Aujourd'hui, ce qu'il nous faut, c'est un profit et une croissance équitables, associés à la créativité. Dans notre petit hameau, il y avait autrefois trois puits et cela suffisait pour une population de 400 personnes. Aujourd'hui, nous en avons 53 et un fermier m'a dit l'autre jour: "Ce n'est pas le monde qui a changé, mais nous. Avec nos 53 puits, le niveau de la nappe phréatique a baissé de façon spectaculaire. Parce que nous voulions deux récoltes par an, plutôt qu'une seule comme autrefois". Il faut retrouver une forme d'équilibre. Dans cette optique, j'ai pour objectif de redonner sa dignité au travail. 

 
FNW: Vous avez rencontré Jeff Bezos à plusieurs reprises, à Solomeo mais aussi chez lui, à Seattle. Partagez-vous une vision commune?

BC: Ce que je peux dire, c'est que lors de nos rencontres, ici ou aux États-Unis, Jeff parle toujours de la façon dont il voudrait améliorer le monde et les conditions de vie des gens. Le sujet lui tient vraiment à cœur. Chez moi, il m'a dit : "Tu sais Brunello, je ne prends que trois repas par jour, comme toi". C'est évident. Selon lui, nous traversons une période qui appelle à l'humilité et au courage pour améliorer le monde.
 

Brunello Cucinelli - Automne-Hiver 2021 - DR


FNW: Comment la pandémie a-t-elle affecté votre année 2020?

BC: C'était une année très particulière, dont je tire trois enseignements. Après tant de douleur et de chagrin, nous ne sommes plus prêts à endurer l'arrogance de certains, car nous avons besoin de bonté et de légèreté. Et puis je crois que nous avons appris à ne plus tourner le dos à la pauvreté. Par exemple, on gaspille de moins en moins la nourriture. Vous savez, il y a un an et demi, nous avons invité des moines bouddhistes ici à Solomeo — ils nous ont conseillé de manger une quantité raisonnable, en réservant le surplus pour le reste de l'humanité.

Du côté de la création, je pense que tous ceux qui produisent des vêtements ont désormais l'intention de protéger la planète et les créatures qui l'habitent. Et de plus en plus de monde se pose la question de la restauration et de la réparation des produits endommagés, au lieu de les jeter à la poubelle.

FNW: L'Italie a été particulièrement atteinte par la pandémie, ainsi que tout son secteur de la mode... 

BC: Notre nation s'est construite sur la culture, la beauté et l'architecture. Nous représentons 0,7% de la population de la planète, mais nous sommes au septième rang de l'économie mondiale. Nous sommes, après l'Allemagne, les plus grands fabricants d'Europe. Oui, nous avons des dettes, mais nous disposons aussi du meilleur État-providence du monde. Saviez-vous qu'au XVIe siècle, 55% du PIB mondial provenait d'Inde et de Chine ? À l'époque, ici en Italie, nous avons créé Monte dei Paschi, la première banque du monde. Nous avons toujours fait office de pont culturel entre l'Europe et l'Orient, et cela n'est pas près de s'arrêter.

Les 250 ans de la Renaissance nous ont laissé un héritage très important. Alors je dis aux Italiens, n'oubliez pas: les gens nous aiment. Au cours de mon tour du monde virtuel, j'ai découvert à quel point les gens nous aiment. L'année écoulée a été douloureuse mais aussi fascinante d'un point de vue spirituel. Nous sortons d'un moment difficile et nous entrons dans une période plus heureuse, où nous devrons nous montrer sous notre meilleur jour et éviter le gaspillage. Vous savez, je pense que la pandémie a fait de nous des gens meilleurs...
 
FNW: Quel a été l'aspect le plus difficile de l'année 2020?

BC: Freiner la pandémie. Mon père a eu 99 ans le 1er avril dernier. Ce jour-là, j'ai remarqué que les cerisiers avaient fleuri et il m'a répondu: "Quand c'est le printemps, ils fleurissent". Je lui ai demandé quel était le plus beau jour de sa vie et il m'a répondu le 8 mai 1945, le jour de la Victoire en Europe, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand il a pu revenir chez lui après trois ans de guerre. Pour moi, le meilleur jour de ma vie restera le 9 novembre dernier, quand les scientifiques ont annoncé la mise au point du vaccin.
 

Brunello Cucinelli - Automne-Hiver 2021 DR DRFNW: Qu'avez-vous pensé des événements de la semaine dernière à Washington?BC: Je ne suis pas aussi négatif que de nombreux DRFNW: Qu'avez-vous pensé des événements de la semaine dernière à Washington?BC: Je ne suis pas aussi négatif que de nombreux - DR
FNW: Qu'avez-vous pensé des événements de la semaine dernière à Washington?

BC: Je ne suis pas aussi négatif que de nombreux


FNW: Qu'avez-vous pensé des événements de la semaine dernière à Washington?

BC: Je ne suis pas aussi négatif que de nombreux commentateurs. Le nombre réel de personnes était très faible par rapport à la population américaine, et cette attaque a eu le mérite de nous faire réfléchir. Concrètement, il faudrait songer à un monde où les relations seraient davantage axées sur l'amour. Il nous faut un humanisme universel, tout en ayant le courage de rester ouvert et accueillant pour tous. Six cents ans avant le Christ, il y avait les Sept sages de Grèce. L'un d'entre eux était Solon d'Athènes. Un si bon dirigeant que son peuple lui a demandé de rester au pouvoir au-delà de son mandat. Mais il a répondu: "Non, parce que je pourrais me transformer en tyran. Du trône de tyran, personne ne descend vivant".

FNW: Quand avez-vous quitté l'Italie pour la dernière fois?

BC: En décembre 2019, pour aller à New York. Je m'y rends toujours début décembre pour voir comment sont les magasins et superviser la création des vitrines.
 
FNW: À votre avis, comment va évoluer la distribution de mode?

BC: D'une manière générale, à partir de la saison prochaine, nos magasins devront se moderniser pour fasciner le public — et il sera hors de question de représenter un produit de la saison dernière. Lorsque cette crise sera derrière nous, j'ai bien l'intention de dîner au restaurant sept jours sur sept. Et de m'habiller, caresser à nouveau les tissus... Pour notre magasin à Paris, je voulais du contemporain, de la fraîcheur et du goût. Quand on franchit la porte, notre personnel doit sembler amical, sans abandonner ses bonnes manières. Quand j'entre dans mon magasin, je veux être accueilli par un vendeur qui me dit que j'ai perdu quelques kilos. Un conseiller agréable, en somme.


Brunello Cucinelli - Automne-Hiver 2021


 
FNW: Comment le style Brunello Cucinelli évolue-t-il en 2021?

BC: Je crois qu'après une année passée à porter des t-shirts et des polos, les gens vont avoir envie de se sentir beaux et bien habillés. Comme dans les années 20 après la guerre. Les gens veulent du bello e moderno. Un chic facile mais des formes plus douces, une silhouette un peu plus ample, des pantalons un peu plus courts et des mailles un peu plus grandes d'une demi-taille. 

La maille jouera un rôle vraiment central dans notre proposition cette année. Avec de magnifiques pulls à col roulé, tricotés dans de riches tons bleus et verts. Comme vous le savez, les gilets et vestes matelassés ont toujours fait partie de ma signature. Cette saison, nous avons fait des pulls en maille rembourrés de duvet, et recouvert une doudoune d'une maille cachemire. Mais nous avons aussi présenté des gilets en laine cachemire.

C'est une offre vraiment nouvelle sur le marché. Par ailleurs, nous avons développé des tissus à larges rayures craie. Nous fabriquons toujours des costumes, mais en les associant à des cols roulés. Un tailleur déconstruit, très réconfortant et luxueux.

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