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Paul Kaplan
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22 nov. 2019
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Cyrille Vigneron (Cartier) : "Le monde du luxe a considérablement changé en 20 ans"

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Paul Kaplan
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22 nov. 2019

Difficile de penser à une marque de luxe plus vénérable que Cartier. Depuis sa fondation en 1847 à Paris, elle s'est attirée une clientèle plus aristocratique que la plupart des grandes marques de joaillerie : empereurs, rois, rajahs et princesses... Tout en maintenant une réputation d'excellence artisanale. Pourtant, la majorité de son public et de sa clientèle est composée de cette pierre angulaire du marketing moderne : la catégorie des millennials, nés entre 1980 et 2000.


Cyrille Vigneron, PDG de Cartier International - Photo : Cartier


Cartier a réussi à traverser le temps grâce à un mélange atypique de classicisme et de recherche artistique. La maison a eu la chance d'être guidée par de grands talents créatifs et des cadres imaginatifs. Depuis les nombreux membres de la famille qui l'ont pilotée pendant 117 ans jusqu'à son PDG actuel, Cyrille Vigneron.

Malgré ses origines aristocratiques, la marque a toujours eu un penchant pour l'avant-garde artistique. À une époque où les amateurs d'art et les consommateurs de luxe sont courtisés en permanence par de grandes marques qui fondent leurs propres centres artistiques — Fondation Louis Vuitton à Paris, Fondazione Prada à Milan et, l'été prochain, la Bourse de Commerce de la Pinault Collection aux Halles — il ne faut pas oublier que la première véritable fondation artistique développée par une maison de luxe est la Fondation Cartier, créée en 1984 à Jouy-en-Josas, avant de déménager vers son emplacement actuel, boulevard Raspail, dans le XIVème arrondissement de Paris, dessiné par Jean Nouvel en 1993.

Depuis lors, la Fondation Cartier s'est dotée d'une importante collection d'œuvres d'art, qu'elle fait voyager dans le monde entier. L'organisation a récemment signé un partenariat de huit ans avec la célèbre institution artistique milanaise La Triennale. Enfin, en juin prochain, la fondation accueillera une exposition consacrée à l'œuvre picturale de l'artiste le plus médiatique de la planète, Damien Hirst.


La boutique Cartier sur Bond Street à Londres - Photo : Kalory Photo


FashionNetwork.com a rencontré Cyrille Vigneron. Le PDG de Cartier nous a expliqué comment la marque se positionne - tant d'un point de vue créatif que commercial - sur un marché de plus en plus concurrentiel. Il nous a aussi parlé de ses interactions avec la nouvelle génération, sans oublier un sujet primordial pour Cartier : la refonte du réseau de distribution de la marque.
 
"Il y a quatre ans, nous avons réalisé que notre concept avait vieilli, qu'il était un peu trop rigide. À l'époque, les femmes trouvaient les boutiques Cartier trop masculines, et vice versa chez nos clients masculins. Nous avons lancé notre nouvelle stratégie en commençant par Harrods, quand ses équipes ont décidé de consacrer le rez-de-chaussée à la joaillerie. Par ailleurs, le monde du luxe a considérablement changé en 20 ans. Aujourd'hui, de nombreux clients trouvent ennuyeux qu'un même concept de vente au détail soit reproduit partout dans le monde. Si notre magasin de New Bond Street ressemble à celui de Monte Napoleone, qui ressemble à celui du Faubourg Saint-Honoré qui ressemble à celui de Ginza, alors pourquoi voyager ?", s'interroge Cyrille Vigneron, devant un café dans le flagship londonien de Cartier.

Pour lui - du moins dans les villes européennes et leurs immeubles élégants -, il faut ancrer chaque magasin dans son environnement local. En mars dernier, Cartier avait rénové quelque 65 magasins dans le monde, dont plusieurs sous la direction de l'architecte Bruno Moinard. Dans son flagship de Bond Street, inauguré il y a un siècle, l'architecte a repeint le bois sombre des intérieurs en blanc mat ; il a aménagé un "Ruby Salon" pour ces messieurs ; et accroché des disques de laiton et de verre aux allures de chapeaux au deuxième étage de la joaillerie. Un étage privé est réservé aux meilleurs clients et comporte un bar, une cuisine, une salle à manger et un salon.


L'intérieur du magasin de Bond Street à Londres - Photo : Kalory Photo


Si l'influence française est perceptible, Cartier travaille avec des architectes internationaux, comme Norman Foster sur la célèbre exposition "Cartier in Motion", ou l'architecte franco-espagnole Laura Gonzalez — dont le style baroque lui a permis de remporter des projets avec Hermès et Christian Louboutin, Cartier à Paris et à Madrid, ainsi que des restaurants comme Noto et Manko à Paris.

Cartier fait partie du groupe de luxe suisse Richemont, qui contrôle également Van Cleef & Arpels, Montblanc, IWC, Piaget, Alfred Dunhill, Chloé, James Purdey, Azzedine Alaïa, Shanghai Tang ou encore Yoox Net-A-Porter. Richemont, qui appartient à la riche famille sud-africaine des Rupert, ne détaille pas les revenus de chacune de ses marques, mais le chiffre d'affaires de Cartier est estimé à plus de 7 milliards d'euros.

Le chiffre d'affaires est dominé par le commerce de détail via ses magasins exploités en propre. La maison s'appuie ainsi sur environ 300 monomarques et d'un réseau de 266 points de vente de revendeurs spécialisés. Si la maison ne vend sa joaillerie que dans ses propres boutiques, elle la référence également de manière plus surprenante sur Internet par l'intermédiaire du site appartenant à Richemont, Net-A-Porter.

"Net-A-Porter est une plateforme très puissante, avec une clientèle solide. Et sur le plan de la visibilité et de l'attrait pour Cartier, tout s'est très bien passé. Nous constatons que la pénétration du circuit e-commerce dépasse les questions de prix et que les articles coûteux sont de plus en plus acceptés sur Internet", se réjouit Cyrille Vigneron, qui fait remarquer que l'article le plus cher vendu dans le cadre de cette collaboration était une montre panthère pavée de diamants vendue pour 140 000 euros à un client britannique.
 

Une image de la campagne Cartier, avec Jeanne Toussaint - Image : Cartier


Le nouveau flagship propose plusieurs diadèmes légendaires, comme la tiare "Halo" en diamant taillé créée pour la Bégum Andrée Aga Khan, ou encore un superbe bracelet en péridot et émeraude de 68,93 carats, qui appartenait autrefois à l'épouse du magnat des mines Chester Beatty. Sur tout l'étage supérieur, des créations plus décalées, comme sa célèbre montre "Crash", dessinée pendant les années du Swinging London. Pour Cartier, il est fondamental de maintenir ce mélange de tradition et d'excentricité. Mais quand on visite un corner Cartier en grand magasin, on se rend vite compte que les bracelets d'entrée de gamme de la ligne "Love" sont au cœur de sa stratégie commerciale. Et peut-être les plus attirants pour les clients les plus jeunes.

"Souvent, nous constatons que les mères et les grands-mères de nos nouveaux clients étaient des clientes Cartier. Quand on relit Homère, on se rend compte que c'est un auteur encore très actuel. De notre côté, on continue à sortir des classiques : on ne fabrique pas de produits spéciaux pour s'adresser aux jeunes. Ce n'est pas comme ça qu'on travaille. Et malgré cela, notre public reste assez jeune. 55% de nos clients sont des millennials en termes de nombre de transactions. En termes de valeurs, c'est 46 %, ce qui est remarquable quand on sait que les bijoux de haute joaillerie sont souvent achetés par des clients plus âgés", souligne Cyrille Vigneron.

Cela dit, Cartier a investi énormément d'efforts dans sa campagne "Odyssée", en l'accompagnant de multiples vidéos, des condensés d'images floues qu'on pourrait croire échappées de la chaîne MTV et de lumières artistiques, le tout accompagné de voix suaves revenant en français sur l'iconographie de la marque. Notamment, en trois minutes, l'histoire de Jeanne Toussaint, la créatrice décalée et talentueuse qui a fait de la panthère l'un des symboles emblématiques de Cartier.
 
Cyrille Vigneron a commencé sa carrière chez Cartier "il y a très, très longtemps", mais il est parti en 2013 pour devenir président de LVMH Japon, "avant un retour au pays", en 2016. Il vit à Genève, où sont basés Cartier et Richemont, car les montres représentent une grande partie des activités du groupe en Suisse. Deux fois marié, le cadre a quatre enfants âgés de 16 à 28 ans. "J'ai eu mon premier enfant à 30 ans", sourit le PDG multilingue - il parle même japonais -, né dans le célèbre port de La Rochelle.

Parmi les succès les plus récents du groupe Richemont, on retrouve le site Watchfinders, spécialisé dans la revente de montres d'occasion haut de gamme. Cartier songerait-il à se lancer également sur ce marché de la seconde main ? "Watchfinders est une entreprise de taille moyenne qui connaît une croissance assez rapide. La grande question, c'est l'approvisionnement des produits, qui définit sa croissance. Il lui faut désormais s'étendre au-delà de la France vers le Royaume-Uni, et probablement vers d'autres pays. Souvent les gens aiment posséder plusieurs montres - jusqu'à cinq - mais n'en portent vraiment que deux. Alors pourquoi ne pas vendre les autres pour se racheter de nouveaux modèles ?", argumente Cyrille Vigneron.

Peu d’industries ont été aussi chahutées que la joaillerie en matière de développement durable. Il n’existe d'ailleurs pas d’équivalent dans la mode ou le textile à l'expression "diamants de la guerre". En partie à cause de cette mauvaise presse, mais aussi parce qu’il est convaincu qu’une politique de développement durable est essentielle, Cartier a pris des mesures.

"Je pense que la durabilité a de nombreux aspects différents. Du respect de l'environnement au respect droits de l'homme dans l'industrie minière et dans l'ensemble de la chaîne. Il était essentiel de veiller à ne pas utiliser de diamants de la guerre, ni de pierres précieuses issues de conflits. Et que nous respections les lois du travail et évitions le travail des enfants. Mais nous avons certainement été en retard dans la communication et nous avons fait beaucoup de choses", concède Cyrille Vigneron.

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